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Quelle importance
accordes-tu à la réalité quotidienne et contemporaine quand tu écris ?
Étant
à l’intérieur de cette réalité, je ne peux pas m’en abstraire. Je dis toujours — et je ne
suis pas le seul —, que la SF, ça décrit le présent avant tout et je n’ai pas été
étonné que Valerio Evangelisti, entre autres, tienne exactement le même discours, pratiquement dans les mêmes termes.
Il y a quelque chose
de rare chez toi, c’est que tes héros ont une vie quotidienne, ils mangent, ils se lavent, ils font des gestes
quotidiens — ce qui est assez rare dans la SF, dans la littérature française en général.
Une
autre influence que j’avais oubliée : la nouvelle de Van Vogt sur ses gogues qui est parue dans Univers.
Plus
sérieusement, je pense que c’est le côté polar et écriture populaire — c’est-à-dire
rapide — qui ressort. Tous les futurs mystères de Paris ont été écrits à la vitesse de la
lumière, et si les personnages font des gestes de la vie quotidienne, c’est parce qu’on est dans un polar, où
l’on voit généralement ce genre de choses, et aussi parce que le rythme de la littérature populaire ne
laisse pas toujours le temps de soigner les enchaînements : un type qui va prendre sa douche en se levant le matin, c’est
une transition comme une autre. En plus, comme on est dans une histoire de SF, ce type d’enchaînement peut-être
subtilement décalé, histoire de renforcer le décor.
On assiste depuis
quelques années a une Science-fiction française qui s’ouvre vers plein de nouveaux genres. Au-delà du Space
opéra à la française, il y a maintenant le steampunk, le cyberpunk qui ont influencé pas mal d’auteurs,
il y a des auteurs qui maintenant s’essayent a la Fantasy, carrément... Qu’est ce que tu pense de cette nouveauté ?
J’aurais
plutôt tendance à dire qu’il y a eu un éclatement en sous-genres pendant les années 90. Bon, la fantasy
constitue un genre à part, de même que la science-fiction ou le polar. On pourrait faire des diagrammes,
dessiner des camemberts, montrer où se place le space opera par rapport à l’heroic fantasy ou à d’autres
genres ou sous-genres... Tout ça ne mène pas très loin, sinon à une surenchère dans les étiquettes
éditoriales. Bon, c’est sûr, rien ne garantit que l’amateur de space opera appréciera forcément le
steampunk, mais je crois que le fan de
bonne science fiction aime la SF tout court, et peu lui importe que le texte relève
à la base du space opera, du steampunk, voire de la fantasy, du moment que c’est bon et que ça correspond à ce qu’il recherche.
Maintenant,
que les auteurs aillent mettre leur nez dans l’un ou l’autre de ces sous-genres, voire changer carrément de genre, je crois
que c’est une question d’affinités personnelles. Par exemple, la fantasy ne me dit rien du tout. J’ai écrit
une nouvelle de fantasy, une fois. Un truc léger et rigolo, parce que je ne voyais pas ce que j’aurais pu faire d’autre ;
je ne vois pas ce que je pourrais apporter au genre — pas grand chose d’intéressant, sans doute, puisqu’il ne me
passionne pas. Je n’étais pas trop branché non plus par le steampunk, mais là, je me suis senti tout de suite
à l’aise dans l’imaginaire et l’écriture. C’était vraiment une agréable surprise. Du coup,
je me demande si je ne vais pas écrire d’autres nouvelles dans le même style, en reprenant peut-être les
mêmes personnages... C’est vraiment une question d’affinités, et en plus, on a le droit de mélanger, ce dont je ne me prive pas.
Il
semblerait en tout cas que la SF intéresse de plus en plus de monde. On voit de plus en plus de feuilletons de SF à la
télévision, de plus en plus de films de SF, on en parle aussi de plus en plus — mais, par contre, on continue à
considérer la science-fiction comme de la littérature de gare. Un amateur de SF qui fait son
coming out se fait
recevoir comme une midinette qui avoue lire des Harlequin... Enfin, ça dépend dans quel milieu. Dans l’informatique,
tout à fait c’est normal ; je connais pas mal d’informaticiens qui lisent, parfois en anglais, de gros pavés
de SF ou de fantasy. Il y a donc des couches de la société où lire de la SF est accepté, et d’autres où
ça ne l’est pas ; il s’agit d’une question de culture, c’est très clair.
Il
ne faut pas confondre la SF audiovisuelle et la littérature. Le cinéma est vraiment très en retard. A part de très
rares exceptions — et encore, je n’ai pas encore trouvé un seul film de SF qui me satisfasse pleinement, dont je me dise :
“Houlà, ça c’est à la pointe du genre !” La télé n’est pas tellement
plus en avance, il faut dire ce qui est... Heureusement qu’on a eu
X-Files, avec son mélange de genres —
fantastique, SF, tout ça, secouez bien, et n’oubliez pas d’ajouter une dose de paranoïa. Il est flagrant que
X-Files représente un énorme progrès télévisuellement parlant, mais ce qui a été
moins souvent noté, c’est qu’il y a des leçons à y prendre pour ce qui est de la conception globale d’une
série, quelle qu’elle soit. La manière dont les différentes intrigues récurrentes s’entrecroisent,
la piste extraterrestre... Très astucieux, en dépit d’un certain systématisme. La plupart des autres séries
sont dépourvues de complexité globale... Bon,
X-Files manque peut-être un peu de véritable
réflexion profonde à long terme, mais l’habileté avec laquelle c’est construit le rachète largement. Même
si tout ça devait se terminer en queue de poisson, ça ne serait pas grave parce que la structure qui aura mené à
un flop ou a une chute géniale sera la même de toute manière — et sera, dans le pire des cas, réussie
presque jusqu’au bout. Elle demeurera valide en tant que modèle.
La
SF en France est peut-être victime du fait que la critique spécialisée veut toujours mettre en avant les “bons”
livres pour essayer de capter le public. Mais le public, lui, recherche plutôt ce qui est populaire — de l’aventure,
du dépaysement, et tout ça... Or on l’oriente vers autre chose. Les critiques littéraires, issus ou non du
milieu SF, essayent de mettre en avant ce qui leur paraît “bon” parce que le besoin de reconnaissance n’est pas dirigé
vers le bas — les lecteurs —, mais vers le haut — les médias, l’intelligentsia —, vers des gens qui,
pour la plupart, ne s’intéressent pas a priori à la SF pour tout un tas de raisons... Bien sûr, il faut
parler des bons livres, il faut les conseiller, mais en même temps, il faudrait arriver a drainer une partie du public vers une SF
populaire autochtone. Evangelisti, s’il était français, constituerait un excellent exemple de ce qu’on peut faire en ce
sens du point de vue conceptuel : d’une part, l’aspect roman historique très documenté des enquêtes
d’Eymerich et le fait que l’auteur soit un universitaire lui procure d’emblée une certaine respectabilité
littéraire, ainsi qu’une aura d’authenticité ; d’autre part, il a le public pour lui, parce qu’il écrit
de la vraie littérature populaire, dans la lignée de Fantomas. Personne n’a jamais réussi à faire ça
en France : arriver à conquérir un public populaire tout en écrivant une SF susceptible de plaire à
une — euh — élite, le tout sans jamais se renier ni renier ses influences. Chapeau.
Le
problème de beaucoup de romans de SF parus ces derniers temps, c’est qu’ils sont difficilement compréhensibles
pour qui n’a pas l’habitude du genre. D’un autre côté, on ne peut pas passer son temps à écrire
des romans... disons d’initiation — d’autant que les classiques sont là pour ça. Et puis, il ne faut
pas oublier qu’énormément de lecteurs ne vont jamais dépasser le stade des classiques, pour la bonne et
simple raison qu’ils cessent de lire, ou peu s’en faut, avant de passer aux auteurs plus modernes. C’est un vrai cercle
vicieux.
Par
contre, il y a un avantage que procurent la télévision et le cinéma, c’est que le moindre gamin de dix ans,
aujourd’hui, on lui parle de disrupteur, de thermolaser et d’hyperespace, il “sait” ce que c’est. Il en
a peut-être une idée complètement fausse parce que ce qu’on voit sur les écrans n’est pas
forcement... très scientifique, mais il en a quand même une idée. Donc, il détient déjà une
partie des outils qui lui permettront, s’il se met un jour à lire, d’arriver à saisir des concepts plus compliqués
ou plus abstraits. Ça lui demandera sans doute un effort, mais il aura néanmoins une base qui fait aujourd’hui défaut
à la plupart des adultes n’ayant jamais lu un bouquin de SF.
Autre combat, autre
changement : l’arrivée des femmes dans la science-fiction. Bon, il y a toujours eu des lectrices, mais il
commence a y avoir des auteures femmes dans la SF francophone, de plus en plus comme c’est le cas dans les littératures
anglo-saxonnes aussi, d’ailleurs. L’arrivée des femmes va-t-elle changer quelque chose ? Et y a-t-il une réelle
différence d’écriture entre les hommes et les femmes ?
Je
réponds tout de suite NON à la dernière question. J’ai écrit tout un article sur Joëlle
Wintrebert pour démontrer qu’il n’y avait pas d’écriture spécifiquement féminine ou
masculine, et aussi pour tordre le coup à cette stupide idée d’une sensibilité typiquement féminine. Il est
clair que les hommes et les femmes sont différents, mais il faut se débarrasser des vieux clichés dont l’origine
est culturelle plutôt que génétique, et qui ne peuvent qu’amener à dire ou écrire des bêtises.
Tout le monde connaît l’histoire de Robert Silverberg affirmant que James Tiptree Jr. ne pouvait pas être une femme. Raté.
La
SF est plus ou moins censée ouvrir l’esprit de ses lecteurs, mais ça n’empêche pas le milieu d’être
aussi phallo que n’importe quel autre microcosme où les mecs ont toujours été largement majoritaires. Ça
ne doit pas être tout le temps agréable d’être une femme dans une ambiance pareille. Il faut avoir des coquilles. Et
pareil pour l’écriture : parce qu’un texte est l’œuvre d’une femme, il y aura toujours
quelqu’un pour le qualifier d’adjectifs que l’on peut supposer typiquement féminins — ou, du moins,
particulièrement réservés pour tout ce qui est censé l’être — tels que “mièvre” ou “délicat”.
Ça
continue à être plus dur pour les gonzesses. Bon courage, les filles.
Cela
dit, j’ai quand même l’espoir qu’ il y ait effectivement une augmentation du nombre des autrices de SF au cours
de la décennie à venir — surtout si l’on triche un peu en comptant aussi celles qui font de la fantasy, comme
Corinne Guitteaud ou Valérie Simon. J’ai bon espoir, parce que, lorsque je signe des bouquins, je vois de plus en plus
souvent des femmes qui viennent acheter de la SF ou de la fantasy. J’ai aussi vu passer quelques couples qui m’ont donné
l’air de jubiler et de se pousser du coude, comme si ma seule présence les réjouissait — j’en ai donc
suppposé que tous les deux lisaient mes livres. Il y a même un cas où c’était le mec qui achetait, et sa
copine lui a dit : “Celui-là, c’est moi qui le lis d’abord.” Alors, je me dis que s’il y a plus
de lectrices, il y aura plus d’autrices. Ça parait logique, mais il faut attendre un peu, c’est un peu comme ce
dont je parlais tout-à-l’heure, le fait que les jeunes de maintenant, je veux dire les dix-douze ans, ont les outils pour
appréhender la SF... Remarque, dans les années 60, il y avait la BD, qui jouait le rôle d’initiateur.
L’hyperespace, je l’ai découvert dans Bob Morane qui paraissait en BD dans
Femmes d’aujourd’hui en
67 ou 68, et la vitesse de la lumière, les extraterrestres, la transmission de matière, ça devait être avec Guy
l’Eclair, dans
Mickey en 66-67... On a la culture que l’on peut.
Les auteurs
francophones semblent avoir beaucoup moins de contacts avec leurs lecteurs que les anglophones. Le feedback ne te manque pas ?
Je
n’ai pas l’impression de manquer de contacts avec les lecteurs. Ceux qui passent voir mon site m’envoient parfois un
courriel — en général un petit message sympa, du genre : “Je voulais vous dire que j’ai bien aimé
vos livres.” Il y en a même qui s’excusent de m’écrire, incroyable ce que les gens peuvent être
timides... J’ai remarqué que deux sur trois sont des femmes ; j’espère que c’est une
proportion caractéristique, parce qu’il paraît qu’elles lisent plus que les hommes. Sinon, grâce au
Minitel, j’étais en contact avec une bande de lecteurs, dont beaucoup sont demeurés sans véritable rapport avec
le fandom, même s’il arrive à certains de passer aux conventions. Sur les forums du wèbe, c’est un peu
la même chose, en plus
efficace : une communauté où les lecteurs se mêlent aux fans et à quelques
auteurs. En tout cas, ça m’a appris qu’il ne faut pas mépriser les “simples” lecteurs : ils ont
des fois des trucs très intéressants à dire, ils soulèvent des problèmes inattendus, pas forcément
tout le temps, mais il y a quand même des trucs à creuser.
Bon,
il y a aussi des fâcheux, comme partout.
Les
séances de signatures sont un bon moyen de rencontrer ses lecteurs ; on n’a pas vraiment le temps de discuter avec
eux, mais ils sont assez nombreux à avoir un mot gentil. Ils sont très différents les uns des autres, mais à
force, j’ai fini par repérer quelques archétypes de lecteurs de SF. D’abord, tu as le lunetteux boutonneux, très
maigre ou plutôt fort au choix, généralement timide et même coincé — le vrai cliché
grandeur nature. Puis il y a le grand type dynamique, dont on devine qu’il doit faire tous les jours deux heures de sport et quatre
d’informatique en plus de ses études, tout en trouvant le temps de lire un pavé de fantasy ou de space opera par
semaine, peut-être même en anglais... Après, il y a le type d’âge mûr, avec pantalon en velours
ou en jean, sans cravate — le vieux lecteur qui a commencé à lire dans les années 60-70 avec
Galaxie, Fiction,
ou plus rarement le Fleuve. Ceux-là, ils sont assez fun, ils ont souvent un côté un peu ironique, du genre :
“Tiens, les français écrivent encore de la SF ?” L’autre jour, il y en a un qui m’a pris un
Chant du
Cosmos en me disant : “Si ça ne me plaît pas, je vous écrirai.” Il ne m’a pas écrit,
comme on aurait pu s’en douter. Ils sont rigolos et je les aime bien, bien qu’ils soient sacrément méfiants
vis-à-vis de la SF française ; on peut les comprendre, parce qu’on a affaire là à des gens
qui ont été plus ou moins dégoûtés de la SF autochtone par les trucs politiques ou par les machins
néo-formalistes... Alors, il faut parfois les convaincre, mais ils se laissent faire, en général, parce qu’ils
ont conservé un fond de curiosité. Un autre archétype auquel je n’aurais jamais pensé avant de publier à
l’Atalante, c’est la dame bourgeoise, très bien habillée, très bien maquillée, avec un côté
un peu
executive woman, qui n’achète que de gros livres en grand format et qui veut avant tout des personnages, des
sentiments, de l’émotion... Attention, je ne suis pas en train d’insinuer qu’il s’agit d’une
ancienne lectrice de romans sentimentaux recyclée dans la SF ou la fantasy. Simplement, une bonne partie de la SF classique, avec
ses personnages en carton-pâte, ne l’intéresse pas ; par contre, elle a souvent lu Stephen King. En général, elle adore les bébêtes.
D’un autre côté,
il y a également de plus en plus d’anthologies...
Ça
c’est bien. Merci Ayerdhal... J’en ai rêvé, Ayerdhal l’a fait...
Que penses-tu de cette
floraison et aussi, à qui ces anthologies sont-elles destinées ? Qui les lit, qui les écrit ?
Ce
qui est nouveau c’est que le phénomène anthologie est reparti avec des anthos francophones. Il a démarré
avec
Genèses, où Ayerdhal a réuni les auteurs dont il pouvait espérer que leur nom attirerait sur
l’anthologie — une excellente idée qui a, semble-t-il, porté ses fruits. Ensuite, il y a eu
Escales
sur l’horizon, qui possédait une ENORME qualité : son rapport prix/volume de lecture.
Dès que j’ai
vu la couverture et l’épaisseur du bouquin, j’ai su que l’antho allait bien se vendre — disons au moins
5000 exemplaires, ce qui est quand même un bon résultat par les temps qui courent. Apparemment, ce chiffre a été
atteint, et même dépassé. Cela dit,
Escales possède aussi ce qui est à mon sens un gros défaut :
en raison du faible nombre de textes modernes et/ou postmodernes, elle suggère que le classicisme et le néo-classicisme
constituent les tendances dominantes de la science-fiction française actuelle — ce qui est faux, bien entendu.
Invasion
99, qui mélange français et anglo-saxons, me paraît un bon projet ; la plupart des textes sont intéressants ;
l’antho est un peu plus chère que
Genèses ou
Escales, mais elle est belle.
Futurs antérieurs,
l’antho steampunk de Daniel Riche, constitue un petit événement, parce qu’elle présente un
panorama de ce qu’on peut faire disons avec le côté XIXe siècle/steampunk/
gaslight romance, etc. La réunion
des “meilleurs” textes de l’année réalisée par Bifrost/Etoiles Vives est aussi une excellente idée. Une
anthologie représente une vitrine pour les écrivains qui y figurent — d’autant plus si elle est bien faite. Le
fait d’avoir vu le nom d’un auteur au sommaire d’une ou plusieurs anthologies met le lecteur en confiance lorsqu’il
s’agit d’acheter un livre de l’auteur en question. C’est également valable pour les revues, d’ailleurs...
La réputation de Philip K. Dick, en France, s’est d’abord constituée dans les pages de
Fiction et
de
Galaxie, où Dorémieux, Demuth et toute la bande des éditions Opta ont publié du Dick à
tour de bras pendant des années. Ils l’ont soutenu à fond dès le départ, et ils avaient raison. Revues et
anthologies peuvent aussi permettre d’
imposer un auteur contre vents et marées.
Une
mise en garde, quand même, pour l’avenir : il ne faut pas retomber dans les délires des années 70 où
l’on lançait des projets d’anthos sur tout et n’importe quoi...
Histoires de cochons et de
science-fiction avait l’air d’une bonne idée, mais le sujet était sans doute trop pointu...
Histoires
de diabétiques et de science-fiction n’est pas pour demain.
Tu as aussi reçu
le grand prix de l’Imaginaire pour les Futurs Mystères de Paris.
Alors, ça fait quoi ? Pour une série
qui est quand même une série populaire...
Ça m’a
vraiment fait plaisir de l’avoir, surtout pour l’ensemble des Mystères. Mais ce n’était que le début
du délire. J’ai su que j’avais le prix de l’Imaginaire un samedi ; une semaine plus tard, j’ai
appris que j’avais
aussi gagné
le prix Tour Eiffel de la nouvelle. Entre-temps, il a dû y avoir deux
coups de fil de Dominique Reymond, me disant d’abord qu’on allait réimprimer la série parce qu’il ne restait
que quelques centaines d’exemplaires des deux premiers, puis que la réimpression se ferait en grand format. Alors, tu vois,
tout ça en une semaine, c’était... Je ne peux pas dissocier la joie que j’ai ressentie pour tous ces
trucs-là ; ça ressemblait à une montée d’adrénaline — je me disais que ça allait
s’arrêter, et ça ne s’arrêtait pas. Il y avait bien de petites contrariétés qui me faisaient
redescendre, mais dans l’ensemble, j’étais sur mon petit nuage.
Bon, tu n’est
pas seulement écrivain, tu es aussi critique, est-ce qu’il n’y a pas une antinomie quelque part, entre les deux?
Je
préfère chroniqueur, parce que je ne fais pas vraiment de critique. La critique ne vise pas à dire qu’un livre
est “bon” ou “mauvais”, lisible ou pas lisible : elle essaye de dégager ce qu’il y a au
fond du livre. Suivant cette définition, j’ai fait très peu de critique. Je m’occupe de chroniques, ça veut dire
que je prends des livres, je les lis — pas toujours — et je décris les plus intéressants aux lecteurs de
Casus
Belli qui sont un public très précis. On m’a longtemps demandé de ne signaler que des bouquins utilisables
dans le cadre de jeux de rôles, mais depuis quelques années, c’est une vraie chronique littéraire, où je
traite de ce que je veux. Le problème, c’est que l’actualité est telle que je me retrouve a devoir parler
de dix bouquins en 5000 signes ; il y en a un que je traite en 1200 signes, et le reste est vraiment expédié en
quelques lignes. C’est pour ca que je dis que je ne lis pas tout ce dont je parle : quand j’ai affaire à une
réédition que j’ai déjà lue, ou lorsqu’il s’agit d’une série dont l’auteur
est à peu près fiable. Bon, en général, je jette quand même un coup d’oeil, mais je ne vais pas
passer quatre heures à lire un pavé pour écrire trois lignes, hein ? De toute manière, c’est un
travail de
chroniqueur : signaler aux lecteurs ce qui peut éventuellement les intéresser. Il m’est même
arrivé de parler de livres que je n’avais pas aimés et de les conseiller parce que suffisamment de gens autour de moi les
avaient appréciés ; il m’est aussi arrivé de ne pas parler de bouquins que j’avais aimés parce que
je n’avais pas la place à ce moment-là. J’essaye de faire mon boulot le mieux possible, mais des fois j’ai du
mal, je bâcle un peu ou je fais l’impasse sur des trucs... Après, je le regrette, mais je trouve d’ailleurs que la
plupart des gens qui prétendent être des critiques et qui sont en fait des chroniqueurs ne font pas leur boulot. Mais ce
n’est pas forcément de leur faute, c’est aussi parce qu’on leur dit de faire des critiques courtes et des
trucs comme ça... Et puis, tous ces gens sont confinés dans la rubrique SF, qui n’est lue, par définition, que
par les gens qui s’intéressent à la SF. Je trouve ça dommage ; il faudrait que tout ça puisse un peu
être mélangé, qu’on fasse un tantinet valser les étiquettes — y compris sur les livres
eux-mêmes. Et qu’on ne vienne pas me dire que les lecteurs ont besoin qu’on estampille les ouvrages relevant de
leur genre préféré ! Chacun doit trouver sa drogue soi-même, et si un type n’est pas assez
intelligent pour repérer dans une librairie les bouquins de SF qui paraissent, c’est qu’il ne mérite pas d’en lire... (rire)
Ton uchronie ? C’est
quoi pour toi une uchronie, c’est quoi ton rapport à l’histoire, ton rapport à la guerre ? Parce que c’est
très rare les uchronies en français. Le travail sur le passé ne semble pas plaire beaucoup aux auteurs français.
L’uchronie
est un jeu bien particulier, avec des règles bien précises. Le genre implique au minimum d’aimer l’Histoire et
d’avoir un goût pour le travail de documentation — tout comme pour le roman historique, d’ailleurs. L’uchronie
constitue peut-être une voie pour trouver un nouveau lectorat, parce que les lecteurs de romans historiques pourraient tout à
fait s’y intéresser. De mon point de vue, c’est surtout l’aspect ludique qui m’a accroché. La
première fois que je me suis vraiment attaqué à une uchronie c’était avec
HPL ; avant, il y
avait eu
Chroniques du désespoir, mais la structure historique y était très lâche.
Mais
le côté jeu, cette possibilité de réinventer l’histoire peut être une arme à double tranchant.
Il paraît que
Rêve de fer se vend pas mal dans les librairies d’extrême-droite, où l’on
conseillerait aux acheteurs de ne lire ni la présentation de l’auteur, ni la postface — qui mettent le bouquin en
situation. Donc, ces gens se retrouveraient à lire un roman intitulé
Le Seigneur du swastika, prétendument
écrit par Adolf Hitler. Si l’histoire est vraie, ça peut vouloir dire que Spinrad a
trop bien réussi son
coup, qu’il a écrit un livre que Hitler
aurait pu écrire, dans un improbable univers divergent. En tout cas,
Norman n’était pas content lorsqu’il l’a appris.
Plus
une uchronie est proche dans le temps, plus le sujet devient délicat. Il peut y avoir des gens encore vivants, ou alors certaines
extrapolations peuvent blesser certaines sensibilités... Je m’en suis rendu compte quand j’ai décidé
d’écrire une uchronie basée sur la guerre d’Algérie. Mes parents sont des rapatriés
d’Algérie, il y avait chez eux un gros regret du Paradis perdu — surtout chez ma mère, qui est née là-bas.
Ça m’a donc paru logique de partir sur l’idée que l’Algérie restait française... au moins
pendant un certain temps. Mais une seule idée, ça ne suffit pas ; il en faut au moins deux pour construire un bouquin
— sinon, point de collision de matrices. Alors, j’ai attendu en laissant reposer. Dans les années 90, j’ai
pas mal approfondi ma connaissance du rock psychédélique, et à un moment, j’ai dû me dire qu’il y
avait quelque chose à faire de ce côté-là. Le déclic a sans doute été fourni par une bio de
Vince Taylor racontant le troisième festival au Palais des Sports où les fans de Johnny ont tout cassé et où
l’on a accusé Vince. J’ai lu ce truc, et le souvenir de Charonne, et celui de la convention démocrate de
Chicago — tout ça m’est revenu en mémoire, et j’ai vu un monde où, le troisième festival
s’étant déroulé sans problème, il y en a un quatrième qui termine en émeute : les CRS
chargent, il y a trente morts et des centaines de blessés parmi les jeunes — et le rock’n’roll devient la
musique de la rébellion, de la contestation et de l’insoumission. Maintenant, il ne me reste plus qu’à écrire le bouquin.
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