PROLOGUE
VIEUX CHEVAL DE RETOUR
Cheval Fou contrôla une
dernière fois les paramètres de l'orbite où il
venait d'insérer le Crome Syrcus. Une précaution
de routine : il avait si souvent accompli les manœuvres
d'approche qu'il aurait pu les réussir sans l'aide des
instruments, toutes caméras débranchées,
seulement guidé par les colonnes de chiffres qui défilaient
dans son esprit. Le vaisseau et son pilote enchâssé
abordaient pour la soixante-troisième fois le système
de Procyon.
Cheval Fou lui-même ne
conservait que peu de souvenirs des premières traversées ; son puissant cerveau, presque exclusivement dévoué au
raisonnement, ne possédait que de minuscules zones mémorielles
effaçables, où les nouveaux événements
venaient bien vite supplanter les anciens. S'il désirait en
savoir plus sur les missions accomplies, il lui restait toujours la
ressource de consulter les mémoires cristallines du réseau
de bord.
En temps ordinaire, Cheval Fou
n'était pas curieux de son passé. La certitude que les
vols précédents s'étaient déroulés
sans anicroche lui suffisait. Mais cette traversée n'avait
ressemblé aux autres : pour la première fois, sa
conscience intemporelle avait connu l'impatience.
Un message radio en provenance
de la planète dont la surface blanche et bleue défilait
sous le vaisseau tira Cheval Fou de ses pensées. On lui
demandait de s'identifier. Il répondit aussitôt,
émettant son indicatif et une liste sommaire de sa cargaison.
Bien entendu, les gens de la tour de contrôle savaient à
qui ils avaient affaire longtemps avant d'en recevoir la confirmation ; les vols du Crome Syrcus, comme ceux de tous les autres
navires interstellaires, étaient planifiés plusieurs
siècles à l'avance.
Il était temps
d'éveiller l'homme hiberné dans le compartiment
cryogénique. Cheval Fou délégua cette tâche
à un coprocesseur électronique. Le flot d'impulsions
qu'il émit à cette occasion le ramena bien loin en
arrière, à l'époque où le Crome
Syrcus emportait à chaque voyage plusieurs millions
d'individus inconscients, figés dans le blanc sommeil de
l'hibernation contrôlée. Le pilote enchâssé
n'avait connu que la fin de cette époque, mais les bases de
données du vaisseau étaient bien fournies à ce
sujet. Un instant, Cheval Fou fut englouti par un flot d'images
confuses, qu'il eut toutes les peines du monde à repousser. Ce
n'était pas le moment de se laisser aller à la rêverie ; il avait une tâche inhabituelle à accomplir.
Un nouveau message radio lui
parvint : les coordonnées des points de largage des
containers. L'astronef était constitué d'une massive
unité propulsive, bien incapable de se poser à la
surface d'une planète, et d'un train d'une quarantaine de
sphères métalliques qu'il abandonnait à l'issue
de chaque traversée ; ensuite, il n'avait plus qu'à
s'en retourner vers la Terre comme il était venu, au quart de
la vitesse de la lumière.
Cheval Fou libéra les
dix premiers containers. Ils demeurèrent tout d'abord sur
l'orbite, dans le sillage du Crome Syrcus. Puis les petites
fusées directionnelles scellées au niveau de leur
équateur se déclenchèrent en une constellation
d'étincelles violines, et les sphères géantes
commencèrent à dériver vers le disque lumineux
de la planète. Elles allaient pénétrer dans
l'atmosphère sous un angle soigneusement calculé,
suivant une trajectoire qui les amènerait d'ici moins d'une
heure tout au fond du puits de gravité.
Le coprocesseur annonça
que la procédure d'éveil était sur le point de
s'achever. Vingt minutes suffisaient là où plusieurs
dizaines d'heures étaient autrefois nécessaires. Cheval
Fou avait beau le savoir, il fut néanmoins surpris par la
rapidité avec laquelle son unique passager était revenu
à la conscience. Il commençait à se faire vieux,
songea-t-il avant de reporter son attention sur le largage de la
deuxième série de containers.
Le passager s'appelait Ab Skhy,
mais les noms n'avaient aucune signification pour Cheval Fou.
Lui-même s'avérait incapable de les mémoriser
sans l'aide des grappes de cristaux qui croissaient lentement dans
les alvéoles du réseau de bord. Il ne s'agissait
pourtant pas d'un défaut de conception : la réorganisation
minutieuse des liaisons synaptiques de son cerveau avait été
effectuée avec un soin proportionnel à l'importance de
sa future tâche. On ne pouvait se permettre de confier un
vaisseau valant au bas mot plusieurs centaines de milliards de
solcreds à un pilote mal préparé.
– Sanfran ? demanda le
passager.
Cheval Fou dut à nouveau
faire appel aux mémoires cristallines. Lorsqu'il pensait à
ce monde, c'était en tant que « destination ».
– Oui, répondit-il,
légèrement agacé du retard de quelques
millisecondes occasionné par la recherche de l'information
souhaitée. Sanfran. Seconde planète de Procyon.
Distance à l'étoile principale : 2,04 unités
astronomiques. Diamètre : 15 151 kilomètres. Pesanteur : 0, 91 g. Densité…
– C'est bon ! Je ne t'ai
pas demandé de me réciter l'atlas stellaire.
Cheval Fou se sentit froissé.
Il ne cherchait qu'à rendre service, et ce passager…
Quel pouvait être son état d'esprit ? Même aux
temps où la présence de voyageurs à bord était
la norme — ces temps bénis où les enchâssés
ne restaient pas seuls durant leur longue veille — de nombreux
individus se comportaient curieusement en sortant de l'hibernation.
Cheval Fou n'avait jamais réussi à comprendre pour
quelle raison.
– Pourquoi êtes-vous
si nerveux ? s'enquit-il.
Le passager parut troublé.
Cheval Fou n'avait rien d'un expert en psychologie humaine, mais,
avec les siècles, il avait fini par identifier la plupart des
expressions et attitudes qu'il lui était utile de reconnaître
— et ce, sans recourir aux mémoires cristallines.
– Pardon, pilote. Je
n'aurais pas dû te parler sur ce ton. Mais tu pourrais
comprendre… Non : tu ne sais pas ce que c'est de dormir
cinquante ans.
– Vous auriez préféré
vieillir ?
Le passager haussa les épaules.
– Là n'est pas la
question. Pourquoi crois-tu qu'on a progressivement abandonné
les voyages interstellaires ?
Cheval Fou hésita. Il ne
se l'était jamais demandé. Ce qui ne l'empêchait
pas de regretter l'époque des migrations humaines. Une rapide
exploration des cristaux mémoriels ne lui apprit rien de plus.
Les humains avaient cessé de voyager entre les étoiles.
Point à la ligne.
– Je n'en ai aucune idée,
se décida-t-il à répondre.
Le passager parut satisfait.
– À cause du
temps. Plus que la distance, c'est le temps qui sépare les
mondes. Partir signifie renoncer à tout ce qu'on doit laisser
sur Terre.
– Pourtant, des milliards
d'humains ont...
– Les premiers exilés
n'avaient pas conscience de ce qui les attendait ! coupa l'homme.
C'est une chose de savoir que le trajet va durer cinquante ans —
et une autre de se réveiller un demi-siècle plus tard,
à jamais coupé de tout ce qu'on a connu jusque-là.
(Il baissa les yeux.) Putain, je me sens seul... Ça doit
expliquer que je perde mon temps à discuter avec une
intelligence artificielle !
– Mon intelligence n'est
pas artificielle. Elle a pour siège un cerveau biologique
d'equus mutantis. (Cheval Fou marqua une brève pause,
le temps de refouler les impressions étranges mais pas si
étrangères qui montaient en lui.) Vous devriez vous
habiller. Je suis censé larguer votre container dans vingt-six
minutes.
Le passager entreprit de
défaire le paquet de vêtements posé près
de lui. Il émit un sifflement à la vue du costume qu'on
lui avait préparé.
– Sacrée tenue de clown ! commenta-t-il.
Cheval Fou n'émit aucun
commentaire. Il ignorait ce qu'était un « clown »,
et ne voyait aucune raison de chercher à l'apprendre.
Avec un ricanement de temps à
autre, Ab Skhy entreprit de s'habiller : pantalon bouffant bleu pâle
à large ceinture de tissu moiré, chaussures de marche
lacées à tige métallique, ample chemise et petit
chapeau conique gris clairs tous les deux.
« As-tu pu recueillir de
nouvelles données ? interrogea-t-il une fois vêtu de
pied en cap.
– Moins d'émissions
hertziennes que lors de mon dernier passage. Les villes que j'ai
survolées sont un peu plus étendues, et il y a trois ou
quatre nouveaux barrages sur la rivière Démente.
– Et les satellites ?
– Le dernier s'est tu il
y a plusieurs millénaires, faute d'énergie.
Le passager désigna la
planète qui emplissait les écrans. Les trois quarts de
la face visible étaient couverts par un océan semé
de grandes îles torturées et arides. Quelques centaines
de millions d'années plus tôt, Procyon B —
laquelle orbitait bien au-delà de Sanfran, à quinze
unités astronomiques de l'étoile principale —
s'était transformée en géante rouge, émettant
des flots de rayonnements qui avaient stérilisé la
surface de ce monde. Pourtant, la vie avait réussi à
survivre dans les abysses océaniques — et, depuis à
se répandre à nouveau sur toute la surface planétaire.
– Où dois-je
atterrir ? Ce n'était pas spécifié dans mes
instructions.
– À la lisière
du désert de Sly, sur le continent Sude. Un endroit
parfaitement inhabité. Vous trouverez un village de pêcheurs
seyddhayîm à trois ou quatre jours de marche vers l'est.
De là, il vous sera facile de gagner l'un des grands ports
côtiers du Vlezen ou de la Signimie. Ensuite, je suppose que
vous savez ce que vous avez à faire.
Le passager hocha la tête,
pensif.
– Merci, pilote. Aucune
autre instruction ?
– Je vous ai tout dit. Il
vous reste seize minutes. Suivez les flèches lumineuses. Une
fois à bord du container, enfilez votre combinaison anti-g et
installez-vous confortablement. La rentrée dans l'atmosphère
est plutôt brutale avec ce genre d'engin. Je vous souhaite
bonne chance.
Un sourire étonné
apparut sur les lèvres du passager.
– On t'a programmé
pour me dire ça ?
Cheval Fou agita l'une de ses
caméras de droite à gauche comme une tête
humaine.
– Non. Vous m'êtes
sympathique, c'est tout.
Ab Skhy — c'était
bien son nom, un nom que Cheval Fou se promit de retenir sans aide
logicielle — éclata de rire.
– Toi aussi, tu as l'air
sympa, remarqua-t-il avec une bonne humeur inattendue avant de
quitter la pièce. À plus tard, vieux cheval de retour !
Ce fut le mot cheval qui
déclencha le processus. Pour la première fois depuis
près de quatre mille ans, le pilote enchâssé se
souvint du sens de son nom, et d'images qui lui étaient liées.
Sa mémoire bridée lors de la réorganisation de
son cerveau lui revint toute entière en un instant. Il sut qui
il était — qui il avait été.
Mais cette plongée dans
un passé oublié cessa bien vite, au milieu d'un galop
sur une plage sablonneuse, lorsqu'un bioprocesseur annexe augmenta le
taux d'une certaine drogue dans le bain de liquide nutritif où
flottait ce qui avait été le cerveau d'un étalon
blanc, à l'époque où il y avait encore des
chevaux sur la Vieille Terre, tant et tant d'années plus tôt...
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