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Extrait de roman :

LE TEMPS DU VOYAGE

Roland C. Wagner

(© L'Atalante, février 2005)

PROLOGUE
 
VIEUX CHEVAL DE RETOUR

Cheval Fou contrôla une dernière fois les paramètres de l'orbite où il venait d'insérer le Crome Syrcus. Une précaution de routine : il avait si souvent accompli les manœuvres d'approche qu'il aurait pu les réussir sans l'aide des instruments, toutes caméras débranchées, seulement guidé par les colonnes de chiffres qui défilaient dans son esprit. Le vaisseau et son pilote enchâssé abordaient pour la soixante-troisième fois le système de Procyon.
Cheval Fou lui-même ne conservait que peu de souvenirs des premières traversées ; son puissant cerveau, presque exclusivement dévoué au raisonnement, ne possédait que de minuscules zones mémorielles effaçables, où les nouveaux événements venaient bien vite supplanter les anciens. S'il désirait en savoir plus sur les missions accomplies, il lui restait toujours la ressource de consulter les mémoires cristallines du réseau de bord.
En temps ordinaire, Cheval Fou n'était pas curieux de son passé. La certitude que les vols précédents s'étaient déroulés sans anicroche lui suffisait. Mais cette traversée n'avait ressemblé aux autres : pour la première fois, sa conscience intemporelle avait connu l'impatience.
Un message radio en provenance de la planète dont la surface blanche et bleue défilait sous le vaisseau tira Cheval Fou de ses pensées. On lui demandait de s'identifier. Il répondit aussitôt, émettant son indicatif et une liste sommaire de sa cargaison. Bien entendu, les gens de la tour de contrôle savaient à qui ils avaient affaire longtemps avant d'en recevoir la confirmation ; les vols du
Crome Syrcus, comme ceux de tous les autres navires interstellaires, étaient planifiés plusieurs siècles à l'avance.
Il était temps d'éveiller l'homme hiberné dans le compartiment cryogénique. Cheval Fou délégua cette tâche à un coprocesseur électronique. Le flot d'impulsions qu'il émit à cette occasion le ramena bien loin en arrière, à l'époque où le
Crome Syrcus emportait à chaque voyage plusieurs millions d'individus inconscients, figés dans le blanc sommeil de l'hibernation contrôlée. Le pilote enchâssé n'avait connu que la fin de cette époque, mais les bases de données du vaisseau étaient bien fournies à ce sujet. Un instant, Cheval Fou fut englouti par un flot d'images confuses, qu'il eut toutes les peines du monde à repousser. Ce n'était pas le moment de se laisser aller à la rêverie ; il avait une tâche inhabituelle à accomplir.
Un nouveau message radio lui parvint : les coordonnées des points de largage des containers. L'astronef était constitué d'une massive unité propulsive, bien incapable de se poser à la surface d'une planète, et d'un train d'une quarantaine de sphères métalliques qu'il abandonnait à l'issue de chaque traversée ; ensuite, il n'avait plus qu'à s'en retourner vers la Terre comme il était venu, au quart de la vitesse de la lumière.
Cheval Fou libéra les dix premiers containers. Ils demeurèrent tout d'abord sur l'orbite, dans le sillage du
Crome Syrcus. Puis les petites fusées directionnelles scellées au niveau de leur équateur se déclenchèrent en une constellation d'étincelles violines, et les sphères géantes commencèrent à dériver vers le disque lumineux de la planète. Elles allaient pénétrer dans l'atmosphère sous un angle soigneusement calculé, suivant une trajectoire qui les amènerait d'ici moins d'une heure tout au fond du puits de gravité.
Le coprocesseur annonça que la procédure d'éveil était sur le point de s'achever. Vingt minutes suffisaient là où plusieurs dizaines d'heures étaient autrefois nécessaires. Cheval Fou avait beau le savoir, il fut néanmoins surpris par la rapidité avec laquelle son unique passager était revenu à la conscience. Il commençait à se faire vieux, songea-t-il avant de reporter son attention sur le largage de la deuxième série de containers.

Le passager s'appelait Ab Skhy, mais les noms n'avaient aucune signification pour Cheval Fou. Lui-même s'avérait incapable de les mémoriser sans l'aide des grappes de cristaux qui croissaient lentement dans les alvéoles du réseau de bord. Il ne s'agissait pourtant pas d'un défaut de conception : la réorganisation minutieuse des liaisons synaptiques de son cerveau avait été effectuée avec un soin proportionnel à l'importance de sa future tâche. On ne pouvait se permettre de confier un vaisseau valant au bas mot plusieurs centaines de milliards de solcreds à un pilote mal préparé.
– Sanfran ? demanda le passager.
Cheval Fou dut à nouveau faire appel aux mémoires cristallines. Lorsqu'il pensait à ce monde, c'était en tant que « destination ».
– Oui, répondit-il, légèrement agacé du retard de quelques millisecondes occasionné par la recherche de l'information souhaitée. Sanfran. Seconde planète de Procyon. Distance à l'étoile principale : 2,04 unités astronomiques. Diamètre : 15 151 kilomètres. Pesanteur : 0, 91 g. Densité…
– C'est bon ! Je ne t'ai pas demandé de me réciter l'atlas stellaire.
Cheval Fou se sentit froissé. Il ne cherchait qu'à rendre service, et ce passager… Quel pouvait être son état d'esprit ? Même aux temps où la présence de voyageurs à bord était la norme — ces temps bénis où les enchâssés ne restaient pas seuls durant leur longue veille — de nombreux individus se comportaient curieusement en sortant de l'hibernation. Cheval Fou n'avait jamais réussi à comprendre pour quelle raison.
– Pourquoi êtes-vous si nerveux ? s'enquit-il.
Le passager parut troublé. Cheval Fou n'avait rien d'un expert en psychologie humaine, mais, avec les siècles, il avait fini par identifier la plupart des expressions et attitudes qu'il lui était utile de reconnaître — et ce, sans recourir aux mémoires cristallines.
– Pardon, pilote. Je n'aurais pas dû te parler sur ce ton. Mais tu pourrais comprendre… Non : tu ne sais pas ce que c'est de dormir cinquante ans.
– Vous auriez préféré vieillir ?
Le passager haussa les épaules.
– Là n'est pas la question. Pourquoi crois-tu qu'on a progressivement abandonné les voyages interstellaires ?
Cheval Fou hésita. Il ne se l'était jamais demandé. Ce qui ne l'empêchait pas de regretter l'époque des migrations humaines. Une rapide exploration des cristaux mémoriels ne lui apprit rien de plus. Les humains avaient cessé de voyager entre les étoiles. Point à la ligne.
– Je n'en ai aucune idée, se décida-t-il à répondre.
Le passager parut satisfait.
– À cause du temps. Plus que la distance, c'est le temps qui sépare les mondes. Partir signifie renoncer à tout ce qu'on doit laisser sur Terre.
– Pourtant, des milliards d'humains ont...
– Les premiers exilés n'avaient pas conscience de ce qui les attendait ! coupa l'homme. C'est une chose de savoir que le trajet va durer cinquante ans — et une autre de se réveiller un demi-siècle plus tard, à jamais coupé de tout ce qu'on a connu jusque-là. (Il baissa les yeux.) Putain, je me sens seul... Ça doit expliquer que je perde mon temps à discuter avec une intelligence artificielle !
– Mon intelligence n'est pas artificielle. Elle a pour siège un cerveau biologique d'
equus mutantis. (Cheval Fou marqua une brève pause, le temps de refouler les impressions étranges mais pas si étrangères qui montaient en lui.) Vous devriez vous habiller. Je suis censé larguer votre container dans vingt-six minutes.
Le passager entreprit de défaire le paquet de vêtements posé près de lui. Il émit un sifflement à la vue du costume qu'on lui avait préparé.
– Sacrée tenue de clown ! commenta-t-il.
Cheval Fou n'émit aucun commentaire. Il ignorait ce qu'était un « clown », et ne voyait aucune raison de chercher à l'apprendre.
Avec un ricanement de temps à autre, Ab Skhy entreprit de s'habiller : pantalon bouffant bleu pâle à large ceinture de tissu moiré, chaussures de marche lacées à tige métallique, ample chemise et petit chapeau conique gris clairs tous les deux.
« As-tu pu recueillir de nouvelles données ? interrogea-t-il une fois vêtu de pied en cap.
– Moins d'émissions hertziennes que lors de mon dernier passage. Les villes que j'ai survolées sont un peu plus étendues, et il y a trois ou quatre nouveaux barrages sur la rivière Démente.
– Et les satellites ?
– Le dernier s'est tu il y a plusieurs millénaires, faute d'énergie.
Le passager désigna la planète qui emplissait les écrans. Les trois quarts de la face visible étaient couverts par un océan semé de grandes îles torturées et arides. Quelques centaines de millions d'années plus tôt, Procyon B — laquelle orbitait bien au-delà de Sanfran, à quinze unités astronomiques de l'étoile principale — s'était transformée en géante rouge, émettant des flots de rayonnements qui avaient stérilisé la surface de ce monde. Pourtant, la vie avait réussi à survivre dans les abysses océaniques — et, depuis à se répandre à nouveau sur toute la surface planétaire.
– Où dois-je atterrir ? Ce n'était pas spécifié dans mes instructions.
– À la lisière du désert de Sly, sur le continent Sude. Un endroit parfaitement inhabité. Vous trouverez un village de pêcheurs seyddhayîm à trois ou quatre jours de marche vers l'est. De là, il vous sera facile de gagner l'un des grands ports côtiers du Vlezen ou de la Signimie. Ensuite, je suppose que vous savez ce que vous avez à faire.
Le passager hocha la tête, pensif.
– Merci, pilote. Aucune autre instruction ?
– Je vous ai tout dit. Il vous reste seize minutes. Suivez les flèches lumineuses. Une fois à bord du container, enfilez votre combinaison anti-g et installez-vous confortablement. La rentrée dans l'atmosphère est plutôt brutale avec ce genre d'engin. Je vous souhaite bonne chance.
Un sourire étonné apparut sur les lèvres du passager.
– On t'a programmé pour me dire ça ?
Cheval Fou agita l'une de ses caméras de droite à gauche comme une tête humaine.
– Non. Vous m'êtes sympathique, c'est tout.
Ab Skhy — c'était bien son nom, un nom que Cheval Fou se promit de retenir sans aide logicielle — éclata de rire.
– Toi aussi, tu as l'air sympa, remarqua-t-il avec une bonne humeur inattendue avant de quitter la pièce. À plus tard, vieux cheval de retour !
Ce fut le mot
cheval qui déclencha le processus. Pour la première fois depuis près de quatre mille ans, le pilote enchâssé se souvint du sens de son nom, et d'images qui lui étaient liées. Sa mémoire bridée lors de la réorganisation de son cerveau lui revint toute entière en un instant. Il sut qui il était — qui il avait été.
Mais cette plongée dans un passé oublié cessa bien vite, au milieu d'un galop sur une plage sablonneuse, lorsqu'un bioprocesseur annexe augmenta le taux d'une certaine drogue dans le bain de liquide nutritif où flottait ce qui avait été le cerveau d'un étalon blanc, à l'époque où il y avait encore des chevaux sur la Vieille Terre, tant et tant d'années plus tôt...


Roland C. Wagner. Tous droits réservés.
Texte reproduit avec l'aimable autorisation de l'auteur.