Chapitre premier.
Pétales de lumière.
— Vous savez que ce livre représente près d’un an de loyer ? voulut m’épater le gérant.
Il referma avec précaution l’édition originale de Tintin au pays des Soviets avant de la replacer dans la crypte portable NT, puis tourna vers moi son visage inexpressif.
Je me fendis d’un sourire entendu. Tout le monde considérait les Xawor comme des maniaques, dont l’échelle de valeurs ne correspondait à celle d’aucun peuple connu. Là où les Qîmks ou les Ssellnoorr exigeaient des lingots d’uranium enrichi ou du minerai de tungstène, les pointilleux Xawor aux ocelles pédonculées demandaient de vieux albums de bandes dessinées. Naguère, leur préférence allait aux splendides bas-reliefs des lents artistes nemquars, à qui il fallait mille ans pour chaque œuvre, mais l’accession de la Terre au rang de Puissance radiante leur avait permis de découvrir la BD - dont ils étaient aussitôt devenus des inconditionnels.
De doux dingues que l’on aimait bien, en dépit de la condescendance, voire de l’irritation que l’on se surprenait à éprouver devant leur manies. Après tout, on prend plus de plaisir à lire une antique BD qu’à contempler une tonne de plutonium…
— L’année dernière, ils avaient voulu les six premiers numéros des Fantastic Four, reprit le gérant. Achille Talon - leur expert en la matière - est un fan des comics. Un drôle de type, collectionneur redoutable et passionné de ces vieilles planches jaunies. (Les droïdes étaient coutumiers de ces phrases léchées, saupoudrées juste ce qu’il fallait de clichés et d’expressions toutes faites.) J’espère que votre exemplaire est réellement authentique…
— Certifié par le gouvernement terrien, précisais-je. Les experts lui ont décerné le frémion sans hésiter. Quels sont vos rapports avec les Xawor ?
— Amicaux mais un peu froids. Leurs sentiments ne correspondent pas vraiment aux vôtres - ni aux miens. Collectionner est leur seule passion qu’un humain puisse comprendre, voire partager…
Je tirais un cigarillo de ma poche et l’allumai d’un coup d’ongle. La tradition des pilotes veut que l’on s’abstienne de fumer à bord d’un astronef en vol ; je profitais donc de mes escales pour me goudronner les poumons. Le médibloc d’Isadora entretenant en permanence un exemplaire de chacun de mes organes, je pouvais y aller en toute confiance.
— On m’a dit, exhalais-je dans un nuage de fumée, que les Xawor n’ont jamais cherché à coloniser les planètes de leur Radian. Ils préfèrent les louer. Elles ne les intéressent pas ?
— Les louer leur demande moins de travail, tout en leur donnant l’occasion d’enrichir leurs collections des artefacts les plus variés. Le plus difficile est de s’entendre avec eux sur les prix, vu leur étrange notion des valeurs. Malgré son immense rareté, cet album de Tintin est loin de coûter aussi cher que dix tonnes de plutonium. La Terre s’en tire plutôt bien pour le loyer. Les Orchnars, par contre, qui ne connaissent pas l’art…
— Mais pourquoi installer votre centre à une telle distance de la Terre ? À cause des espions ?
— Il nous fallait une planète vierge. Stérile…
— Le Radian terrien n’en manque pas.
— … mais vivable. Avec tous les spores qui se baladent dans l’espace, il est pratiquement impossible de trouver un monde TO qui n’abrite pas déjà quelques bactéries infinitésimales. Achernar VI présentait les conditions voulues. Ses ceintures de van Allen forment un tourbillon très puissant qui rejette aussi bien les météores que les simples molécules. Ce monde ne portait aucune vie lorsque nous sommes arrivés.
— En tout cas, les choses ont bien changé depuis, dis-je en désignant les feuillages violacés, agités par un vent dont les relents iodés s’insinuaient par la fenêtre ouverte.
Le gérant se rengorgea.
— C’est beau, n’est-ce pas ? (Je hochais poliment la tête.) La faune et la flore forment un écosystème inédit, créé de toutes pièces pour favoriser la croissance des biopuces. Chaque créature vivante, des microbes aux rhinoleffes, a un rôle à jouer, même s’il est parfois difficile de le distinguer. L’intrusion du moindre élément étranger constituerait une catastrophe. Vous comprenez à présent pourquoi la S.T.P. exige un respect absolu des consignes ?
J’acquiesçais de nouveau. Lorsque j’avais accepté ce contrat, le mois précédent, je ne me doutais pas qu’il me faudrait subir une désinfection aussi poussée que pour rendre visite au Dernier Chef d’État Vivant à Washington. Heureusement, le gérant était un droïde bien sympathique, à qui il ne manquait guère que le sens de l’humour, ainsi qu’une certaine chaleur humaine que l’on ne pouvait espérer d’un Fils-de-la-cuve.
Une rafale de vent coucha l’un des arbustes dégingandés qui entouraient les bâtisses blanches du centre agricole. Il se redressa aussitôt, dispersant les cous-de-feu jusque-là dissimulés dans son feuillage. D’après mon cicérone, ces petits oiseaux aux allures de moineaux affublés d’un cou évoquant celui d’une autruche - toutes proportions gardées, bien entendu - jouaient un rôle capital dans l’élaboration des biopuces. Je n’arrivais pas à imaginer lequel, et sans doute était-ce mieux ainsi. Nul ne devait connaître le secret de leur « fabrication », en-dehors de leurs concepteurs et des gardroïdes disséminés sur la planète.
— Bon, fit le gérant en se levant. Achille Talon ne devrait plus tarder. Sa nef a été annoncée vers 16:70. Que diriez-vous d’assister à son atterrissage ? C’est un spectacle impressionnant…
Je n’avais rien à faire en attendant mon chargement, aussi accompagnai-je le gérant sous la coupole d’observation. Il était intarissable, mais je comprenais les raisons de son éloquence : accueillir un transporteur humain était un événement dans sa solitude… Eh oui, les droïdes eux-mêmes peuvent s’ennuyer ; ils sont même assez doués sur ce plan - surtout les Nexus 6 comme mon compagnon.
Il m’expliqua en détail le fonctionnement des nefs employées par les Xawor, ces fleurs virtuelles anaérobies, originaires de leur planète natale, qu’ils ont modifiées génétiquement pour le voyage dans l’espace - ce qui prouve leur compétence lorsqu’ils y trouvent leur intérêt. Ces végétaux géants, qui se nourrissaient de lumière, se déplaçaient le long de faisceaux neutriniques - cause directe de la faible expansion des Xawor dans leur Radian. Le gérant n’avait jamais vu de vaisseau-fleur, mais son enthousiasme me laissa entendre qu’il était prêt à tomber en pâmoison si les circonstances l’exigeaient.
Il n’avait pas tort : l’atterrissage d’une nef xawore est un spectacle admirable.
Imaginez le ciel d’Achernar VI, d’un mauve terne et délavé, plutôt impropre à la rêverie. Un tourbillon prenant naissance dans cette brouillasse attire votre regard. Vous croyez deviner une forme fantomatique dans les nuages - et vous constatez soudain que la silhouette en question est réelle ! Une immense orchidée chatoyante descend vers vous avec lenteur, ses pétales frémissants se parant de mille nuances. Ebloui, vous vous frottez les yeux et jurez de ne plus abuser du crostiche - mais vous avez beau vous pincer, l’orchidée géante est toujours là, irréel ludion à la chute infiniment ralentie. Vous craignez qu’elle n’éclate au contact du sol - mais non : le silence de cette apparition est brisé par trois vérins d’acier qui éventrent le béton de la piste avec un effroyable grincement.
Je bondis en arrière à la vue des gerbes d’étincelles produites par cette prise de contact dépourvue de toute douceur. Le droïde se contenta de hocher la tête. La nef s’inclina lamentablement vers le soleil falot ; deux des vérins supposés la soutenir disparaissaient dans le revêtement de l’astroport.
— Tss, tss, grimaça le gérant. Pas même fichus d’atterrir correctement.
— Il faudrait peut-être leur porter secours, suggérais-je.
— Vous tenez à les vexer ? Ils se savent mauvais pilotes, mais détesteraient qu’on le leur fasse remarquer.
Les pétales pendaient à présent comme de grands draps trempés. Je distinguai un mouvement derrière ceux qui masquaient le cœur de la fleur stellaire. Quelque chose ou quelqu’un essayait de sortir.
Une espèce de hérisson géant fut soudain expulsé de la fleur qui fanait à vue d’œil. Il roula sur la piste, s’immobilisa.
— Voici Achille Talon, déclara le gérant. Venez.
Je le suivis hors du dôme, par l’escalier extérieur qui menait à la piste, où le Xawor demeurait inerte. Je m’en inquiétai.
— Il va très bien, rassurez-vous. Il nous attend, c’est tout. Les Xawor ne font jamais le premier pas, vous savez.
Je l’ignorais. J’ignorais d’ailleurs tout de ce peuple peu communicatif, hormis qu’il louait Achernar VI à la Terre. De toute manière, je n’étais pas venu ici pour rencontrer un improbable extraterrestre tentaculaire et amateur de vieux bouquins écornés, mais pour apporter de quoi régler le loyer avant d’embarquer un chargement de biopuces. N’étant pas expert en exodiplo, je me demandais quelle attitude adopter, lorsque je réalisai qu’Achille Talon n’avait pas subi la pénible séance de désinfection à laquelle j’avais eu droit à mon arrivée. J’en fis la remarque au droïde.
— C’est inutile pour les Xawor, m’expliqua-t-il. Ils possèdent un parfait contrôle de leurs germes et virus. Aucun d’eux ne quittera Talon sans son consentement.
— Ça me paraît bien imprudent ! Imaginez qu’il décide, par traîtrise ou perversion, de lâcher un virus dans votre fragile écosystème…
Le gérant m’interrompit d’un coup de coude.
— Chchtt ! Il a l’ouïe très fine. Faites comme moi et tout ira bien.
Vu de près, le Xawor se présentait comme une boule de tentacules lisses et trapus, analogues à ceux des anémones de mer terrestres. Rien ne permettait de distinguer des yeux, une bouche, des pieds ou des mains. Un Wok-wok, juché parmi les tentacules, dormait profondément. Je n’ai jamais vu ces petits oiseaux traducteurs faire autre chose que dormir, où que ce soit dans l’univers et quel que soit leur hôte.
Le gérant saisit un tentacule et le serra brièvement. Un geste bien humain, constatais-je avec soulagement.
— Bienvenue sur Achernar VI, M. Talon. Avez-vous fait bon voyage ?
— Excellent, bailla l’oiseau Wok-wok. Le loyer est-il arrivé ?
— M. Viper l’a apporté en personne.
Le droïde se tourna vers moi. Je m’approchai du Xawor et saisis à mon tour un des tentacules, affichant mon sourire le plus protocolaire.
Talon frémit. Le Wok-wok s’ébroua, déséquilibré.
— M.Viper, dit-il d’un ton froid, je vous prierai de lâcher mon sexe mâle gauche. Est-ce ainsi que vous saluez chez vous ?
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