CHAPITRE IV UN MONDE VA MOURIR (extrait)
Il ne leur fallut
que quelques instants pour traverser Joseki. Bien que le village
n'eût encore reçu aucun projectile, les ondes de
choc des explosions avaient mis à mal plusieurs bâtiments.
Des gens couraient en tous sens, le visage fermé. La plupart
portaient des armes de poing. Le plus curieux était le calme
dont ils faisaient preuve ; pas la moindre trace d'affolement
dans leur attitude.
Steve Peele
attendait le couple en bordure de l'astroport, au volant d'un
petit glisseur gris.
— Magnez-vous ! rugit-il.
Lea s'installa
à l'avant, tandis que Chandlier se hissait péniblement
sur la banquette arrière. Il semblait épuisé. De
grosses gouttes de sueur coulaient sur son visage mince. Peele lança
le moteur. Son pied s'apprêtait à enfoncer
l'accélérateur quand une souple silhouette bleu
roi apparut devant le capot du véhicule. Il y avait de l'amour
et de la terreur dans ses quatre yeux intégralement noirs,
estima la jeune femme.
— Laissez-le monter, dit-elle.
L'agent de
la Sécurité lui lança un regard noir.
— Nous
sommes déjà pressés par le temps, répliqua-t-il.
Sans se
préoccuper de lui, Lea avait déjà ouvert l'une
des portières. Le djugnalâmm sauta sur ses genoux,
émettant un chuintement de reconnaissance. Steve Peele haussa
les épaules et se tourna vers Crystal Chandlier.
— Ça
va ? s'enquit-il. Désolé d'avoir
interrompu votre revitalisation, mais je n'avais pas vraiment
le choix.
— Ça
ira, grommela le Scorpiiste en s'étirant. Qui est
l'agresseur ?
— Les
Folms, apparemment. Les navires dont nous avons pu percer le
camouflage sont de type hélicoïdal lévogyre. Cela
dit, leurs immatriculations ont été effacées.
— Vous
pensez que cette attaque est en rapport avec notre présence ?
interrogea Lea.
Peele ne répondit
pas. Le glisseur filait à toute allure entre les silhouettes
élégantes de vaisseaux planétaires. La présence
de ces fragiles engins bien incapables de dépasser la vitesse
de la lumère témoignait d'un important trafic
local. Hoshi était le seul monde habité de son système,
mais de nombreux astéroïdes situés dans un rayon
d'une dizaine d'heures de lumière abritaient
exploitations minières et plantations hydroponiques.
— En tout
cas, reprit l'agent de la Sécurité, les
attaquants ont mis le paquet. Vaisseaux de ligne, croiseurs,
vedettes, chasseurs, destroyers... Un système fortifié
n'y résisterait pas. Pour le moment, ils se contentent
de bombarder le désert et la montagne autour de Joseki, mais
ils ne devraient plus tarder à débarquer en masse.
Un champignon de
lumière ardente s'éleva une douzaine de
kilomètres sur leur gauche. La multimontre de Peele se mit à
cliqueter lorsque le vent brûlant engendré par la
déflagration souffla sur l'astroport.
— Projectiles
nucléaires, souffla-t-il. Peut-être n'ont-ils
pas l'intention de débarquer, finalement...
(Il secoua la tête.) C'est incompréhensible !
Hoshi n'est qu'une petite planète sans
importance, loin des secteurs stratégiques...
— Vous
oubliez la base de la Sécurité, coupa Lea, qui suivait
son idée. Et notre présence à tous les trois.
Après ce que vous m'avez dit...
— Que
lui avez-vous dit ? s'enquit fiévreusement
Chandlier.
— La même
chose qu'à vous.
Le glisseur
dépassa le dernier vaisseau planétaire, un long
cylindre à la pointe bardée d'antennes et de
capteurs. D'autres explosions retentirent dans le
lointain, puis un rayon thermique d'au moins dix mètres
de diamètre creva l'atmosphère transparente
pour aller enflammer une petite colline ; le
brasier nucléaire auquel il venait de donner
naissance ne s'éteindrait pas avant plusieurs dizaines
d'heures.
Lea ferma les
yeux. Elle se sentait faible et elle avait peur. Quand Peele lui
avait décrit sa mission, elle avait imaginé une
simple affaire d'espionnage galactique. Il ne lui était
pas venu à l'esprit que celle-ci pourrait déboucher
sur une guerre avant même d'avoir commencé.
Dans
quelle histoire t'es-tu encore fourrée ? se
demanda-t-elle avec inquiétude. Et quel en
est l'enjeu ? Si les Folms passent à
l'attaque, c'est qu'ils se sentent assez forts...
ou qu'ils sont suffisamment désespérés.
— Elle a
raison, dit Chandlier. C'est nous qui sommes visés.
Cette fille, le gosse et moi. Ça devrait nous rendre
optimistes, non ?
— Optimistes ?
s'écria Lea. Vous plaisantez ?
— Jamais
lorsque ma vie est en jeu. C'est, d'une certaine
manière, la preuve que la Terre a fait le bon choix en nous
associant — enfin, l'un des choix viables...
Le glisseur
filait droit sur une masse obscure couchée à la
pointe nord-ouest de l'astroport. Lea fronça les
sourcils. Peele n'avait tout de même pas l'intention
de leur faire quitter la planète à bord de cette
hourque ! Elle n'était guère au courant des
différents modèles d'astronefs, mais
celui-ci semblait sortir tout droit d'une vieille série
tridi, avec ses vastes ailerons aux extrémités
déchiquetées et sa coque bosselée dont le
supracier avait viré à un noir vaguement verdâtre.
— Le Shayol, annonça Steve Peele.
— Mais
c'est une épave ! s'exclama Lea.
— Et
encore, vous ne connaissez pas son capitaine, ajouta
l'agent de la Sécurité, du sarcasme plein la
voix. Je suis désolé : c'est la seule
hypernef disponible. La seule à avoir pénétré
dans ce système depuis un demi-siècle, en fait. Toutes
nos communications interstellaires se font par télétrans.
Question de sécurité.
L'appareil
mesurait environ cent mètres de long pour un diamètre
de vingt ou vingt-cinq. Son ventre bombé reposait
directement sur le béton de l'astroport ; l'un
des quatre archaïques vérins hydrauliques qui
assuraient sa stabilité état faussé. Une
authentique antiquité, qui eût été
bien plus à sa place dans un quelconque musée de
l'astronautique.
— Je vous
laisse ici, annonça Peele. Le gosse est déjà à
bord, sous hypnotiques. Ne vous en occupez pas pour le moment. De
toute façon, vous ne pourriez pas communiquer avec
lui.
Lea sauta
souplement à terre, imitée par Chandlier. Le
djugnalâmm chuinta, feula et vint frotter sa
tête arrondie contre la hanche de la jeune femme.
Dans le ciel étincelaient les mailles ardentes d'un
filet thermonucléaire — par bonheur encore
incomplet. Cette arme déjà ancienne, qu'on
devait au génie destructeur des Djunguzz, n'avait
été utilisée qu'une fois, quatre mille ans
auparavant. De minuscules robots gavés d'énergie
se répandaient dans l'atmosphère du
monde visé, tissant une nasse mortelle qui se
refermait peu à peu. Lorsque ses mailles ardentes
arriveraient au contact du sol, la planète
entière s'embraserait pour une réaction
en chaîne qui n'en laisserait que cendres volatiles
dérivant dans le néant.
— Et vous ?
demanda Lea. Et les habitants de Hoshi ?
— Trop
tard pour sauver les ermites, laissa tomber Steve Peele. Les
autres sont déjà presque tous partis par télétrans.
(Il se força à sourire.) Finalement, vous n'avez
pas eu tort en emmenant cette bestiole. Dans quelques heures,
ce sera le dernier djugnalâmm vivant.
La créature
bleue poussa un long sifflement de désespoir,
comme si elle avait compris les paroles de l'agent.
— Vous
n'arriverez jamais à rejoindre Joseki, observa
Chandlier en désignant le filet dont les mailles se
resserraient dangereusement.
— Ce n'est
pas votre problème, répliqua l'agent de la
Sécurité. Occupez-vous plutôt de ce qui se
passe sur Klash, d'accord ? (Il porta la main à sa
poche de poitrine et en tira une petite boîte rectangulaire.)
Les ampoules de mémox dont Von Ruden vous a sans doute parlé.
Certaines parmi elles présentent vraisemblablement
un intérêt dans cette affaire... À vous
de voir.
— En
dernier recours, laissa tomber Chandlier. En tout dernier
recours.
— Vous
y viendrez, conclut l'agent de la Sécurité.
Il eut un vague
geste d'adieu avant de mettre le contact. Lea regarda
le glisseur s'éloigner en direction de la forêt de
nefs planétaires.
— Si le mot
héros possède une quelconque signification...,
commença-t-elle.
— Il n'en
a pas, coupa Crystal Chandlier. Il n'en a jamais eue. Vous
venez ? Il est grand temps de filer d'ici si nous ne
voulons pas finir rôtis !
Cette fille
l'irritait, mais il n'aurait su dire pourquoi. Leurs
rapports avaient été dès le début placés
sous le signe de la mésentente. Parce qu'elle
l'avait tiré de sa transe au moment où
il allait obtenir des informations peut-être vitales ?
Elle n'était pourtant pas responsable de cette
interruption. On lui avait demandé de l'avertir de
l'attaque et elle avait obéi. Parce qu'elle était
une femme, alors ? C'était absurde ! Seuls des
mondes arriérés comme New
Earth ou Islamabad pratiquaient encore une quelconque
discrimination sexuelle.
Quoique...
Peut-être fallait-il tout de même creuser dans cette
direction. Aventurier par la force des choses, Chandlier avait passé
son adolescence et l'essentiel de sa vie d'adulte à
errer de système solaire en système solaire.
Depuis la mort de ses parents, il n'avait jamais vécu
avec qui que
ce fût — pas même un comparobot ou un mimominet.
Et s'il avait eu des femmes — ou si des femmes
l'avaient eu, ce qui était plus généralement
le cas — ses liaisons n'avaient pas dépassé
le cap de la semaine décadaire.
C'est
ça qui m'angoisse, songea-t-il en pressant le bouton
qui déclenchait l'ouverture de la porte du poste de
pilotage. De devoir passer un temps indéterminé avec
cette fille. D'être obligé de vivre avec
une créature qui est pour moi plus étrangère
qu'un Ff'engzz ou un Djunguzz.
La vue de l'homme
qui se tenait aux commandes l'arracha à ses
pensées. C'était un gaillard trapu, aussi large
que haut, au crâne surmonté d'une invraisemblable
crinière bleu délavé. Assis dans un grand
fauteuil antiaccélération
visiblement construit à ses mesures, il injuriait
l'ordinateur de bord en une langue que Chandlier ne
parvint pas à identifier.
— Asseyez-vous,
lança le pilote sans se retourner. Décollage dans
vingt secondes. Et ça va cartonner dans les g ! Attachez
vos sangles et fermez vos gueules. Ce putain de filet est presque
complet. On va en chier pour le traverser. Et je vous cause pas de ce
qui nous attend en orbite !
Ils obéirent
et prirent place dans deux fauteuils au plasticuir craquelé.
Le djugnalâmm se coucha sur le sol, Lea s'installa à
gauche et Chandlier à droite du colosse aux cheveux
bleus, de manière à pouvoir l'observer
de profil. L'homme avait un nez arrondi, un
menton carré, des bajoues constellées de tatouages
et trois prises neurales derrière l'oreille.
Il farfouilla dans l'enchevêtrement de câbles
et de fils qui jaillissait d'un panneau ouvert du tableau
de bord et y choisit une mince fibre optique dont il
planta l'extrémité dans l'une de ses
douilles.
— On y va !
hurla-t-il d'une voix sonore. C'est parti pour le grand
Space Crash de la mort !
Les propulseurs,
qui tournaient jusque là au ralenti, déchaînèrent
leur puissance. La membrure du navire se mit à vibrer
dangereusement, comme s'il ne demandait
qu'à tomber en pièces. Chandlier sentit son
ventre se nouer lorsqu'il se souvint que l'astronef
était posé à l'horizontale et
que les tuyères se trouvaient à l'arrière.
Il
eut soudain la sensation que la nef basculait lentement
pour pointer vers le ciel son nez effilé. Les plaques anti-g
presque hors d'usage dont il avait noté la présence
en divers points de la coque, trop faibles pour arracher le Shayol
à l'attraction planétaire, servaient donc
uniquement à le redresser en vue du décollage.
Le grondement des
propulseurs s'amplifia brutalement dès que le
vaisseau eut atteint la verticale. Le capitaine avait
baissé les paupières ; il « voyait »
désormais par les caméras dispersées sur la
coque, grâce à l'interface neuronique de
l'ordinateur de bord. Ses doigts aux ongles en deuil se
refermèrent sur un grotesque levier terminé
par une sphère rouge, qu'il tira à lui.
Le
Shayol bondit
vers l'espace dans le fracas de ses moteurs poussés au
maximum. Les vibrations qui agitaient le navire étaient à
la limite du supportable. Malgré son entraînement,
Chandlier crut qu'il allait vomir, à cause des
infrasons.
L'accélération
monta lentement jusqu'à une douzaine de g. L'essentiel
de l'énergie disponible étant consacré aux
propulseurs, les compensateurs gravifiques ne
fonctionnaient qu'au minimum de leurs possibilités,
se contentant de maintenir la pesanteur dans des
limites raisonnables. Pourtant, le capitaine ne semblait
pas trop incommodé. Sans doute venait-il d'un
monde à forte gravité, ce qu'attestaient
sa carrure et la découpe massive de son visage.
— Ça
va durer longtemps ? hurla Chandlier, mais sa voix se perdit
dans le rugissement des machines à la limite de la
rupture.
Quelques longues
secondes plus tard, le vaisseau se retrouva en orbite basse, à
deux cent cinquante kilomètres d'altitude. La
pesanteur retomba à un g, tandis que le fracas des
propulseurs s'atténuait d'un coup. Sur les
écrans, la grille d'un vert lumineux du filet
thermonucléaire estompait l'éclat
des étoiles.
— Pas
évident, marmonna le capitaine. On a décollé un
peu tard.
Il gardait les
yeux fermés, pour ne pas se laisser distraire.
— À
ce stade de développement du filet, énonça
Chandlier, nos chances sont pour ainsi dire inexistantes.
L'homme aux
cheveux azuréens eut un geste d'humeur, mais ses
paupières demeurèrent hermétiquement
closes.
— Décidément,
on vous a rien dit, là-dessous ! Même si nous
n'avions, statistiquement, qu'une chance sur un million,
cette proportion est ramenée à une sur cent par ma
seule présence.
Chandlier eut
l'impression qu'il se rengorgeait.
— Je
comprends, dit-il. Vous êtes un hyperstochastique.
— Capitaine
Lit de Roses, pour vous servir !
— Lit
de Roses ? répéta Lea. On ne donne plus ce genre
de nom aux enfants depuis...
— Je
vous expliquerai ça quand on aura plongé, coupa le
capitaine.
Chandlier
enrageait de ne pouvoir rien faire. Un astronef
pourvu d'un ordinateur performant et d'une
interface neuronique n'avait besoin que d'un
pilote « enfiché » ; le reste
de l'équipage ne jouait qu'un rôle
annexe.
— Vous
avez une connexion pour visiteur non câblé ?
s'enquit-il.
Le capitaine Lit
de Roses fouilla dans la brassée de fils qui jaillissait du
tableau de bord et tendit une fibre optique terminée par
une électrode de métal gris.
— Si vous
avez la tête assez solide, j'ai ce truc-là.
Technologie alternative d'Ujbexxar. Vous vous le
collez sur la tempe et ça vous grille un paquet de neurones
par minute, mais vous pourrez suivre les opérations.
C'est bien ça qui vous intéresse ?
Chandlier
acquiesça en s'emparant de la petite électrode.
La technologie alternative des méduses télépathes
d'Ujbexxar était réputée dans
toute la Galaxie. Ces créatures chétives et
translucides n'avaient jamais
effectué la moindre découverte scientifique, mais une
faculté d'extrapolation qui s'apparentait à
l'hyperstochastie — ou « chance infernale »,
comme l'appelait Zakary Thaks — leur avait permis de
trouver des solutions à des problèmes qui
obsédaient les chercheurs terriens depuis des millénaires
entiers. Comme ce ridicule morceau de métal autorisant
une connexion — à sens unique — entre un
ordinateur et un individu non équipé de
prises neurales.
Chandlier
appliqua l'électrode sur sa tempe, et la sensation
d'être
le vaisseau s'empara de lui. Il pouvait sentir chaque
ramification du réseau pseudo-neural de la nef,
qui lui apparaissait désormais comme un grand corps de métal
doué d'une étrange sensibilité
informatique.
Le filet d'un
vert étincelant se refermait peu à peu sur la planète
condamnée. Pour l'instant, il l'entourait à
une altitude de trois cents kilomètres, faisant flamber les
couches supérieures de son atmosphère. L'ozone
était un aliment de choix pour cette nasse thermonucléaire.
Le navire
survolait un désert de sable rose pâle qui s'étendait
au pied de hautes montagnes d'un rouge éteint. Ce
paysage aurait été merveilleux sans la lumière
de mort du filet qui en altérait les couleurs, les dégradant
en une succession de teintes pisseuses. Des flaques
verdâtres maculaient la surface du désert
comme de vilaines taches de moisissure.
Quelque
chose changea dans le régime des propulseurs, suggérant
à Chandlier que le capitaine allait tenter de passer
maintenant. Les mailles du filet laissaient des zones libres dont les
plus vastes mesuraient environ un kilomètre sur
deux. Le Shayol
avait donc largement la place de se faufiler. En théorie,
car le filet ne cessait de fluctuer et de se déplacer,
enrobant la planète dans un aveuglant cocon de feu
émeraude.
Les tuyères
vomirent un torrent de radiations. Accélération
à mille g, interpréta Chandlier en sentant son corps
devenir plus lourd. Le vaisseau fonça droit sur le filet, se
glissa prestement entre deux mailles et bondit dans l'espace
libre.
Ils étaient
passés !
Trois
gigantesques tire-bouchon pour gauchers apparurent dans le
champ des détecteurs — les fameuses spirales
hélicoïdales lévogyres des Folms. Le
Shayol
déploya ses écrans de force une fraction de
seconde avant l'impact du premier rayon thermique, qui ruissela
en une cascade de lumière écarlate sur le champ
d'énergie. Les générateurs émirent
un gémissement, tandis que la gravité, malgré
les compensateurs, montait à près de
quinze g. Chandlier crut qu'il allait perdre connaissance ;
il n'avait pas l'entraînement du capitaine Lit de
Roses. Habitué aux lourds paquebots
interstellaires, où tout était sacrifié
au confort des passagers, le voleur n'avait
jamais eu à affronter des telles accélérations.
Il découvrit non sans surprise qu'il tenait
relativement bien le coup ; sans doute l'abnégation
scorpiique y était-elle pour quelque chose, à
moins qu'il ne s'agît d'une conséquence
de son branchement en prise directe sur l'ordinateur
de bord.
Deux autres
rayons effleurèrent l'écran qui se para
d'iridescences vénéneuses, mais ne montra aucun
signe de faiblesse. Le capitaine décida alors
de riposter. Une salve de missiles cingla vers les spirales,
se concentrant plus particulièrement sur l'une d'elles.
Cependant, la technologie folme n'avait rien à
envier à celle de la Terre ; une fois les nuages
brûlants dissipés, les trois navires étrangers
étaient toujours là, répliquant déjà
de toutes leurs armes à cette attaque ratée.
Chandlier
émit un bruit de gorge à la vue des centaines
de minuscules formes sombres qui convergeaient vers le
Shayol au
quart de la vitesse de la lumière. Il y avait là
de quoi anéantir un croiseur lourd, pour le moins. Jamais les
générateurs du vieux vaisseau ne pourraient produire
assez d'énergie pour maintenir la stabilité
de l'écran.>
À
deux secondes de l'impact, le capitaine Lit de Roses
effectua une manœuvre tout à fait
imprévisible. Il coupa les moteurs surchauffés,
débrancha le champ de force, et enclencha un propulseur
dont Chandlier identifia aussitôt la nature, non sans une
certaine incrédulité. Un très ancien
générateur Iguana reposant sur un principe
abandonné depuis des millénaires — à cause
des risques inhérents à son utilisation. Seul un
hyperstochastique pouvait se permettre de
voyager grâce à une telle bombe à
retardement. Les générateurs
de ce type émettaient en effet un flux invisible de tachyons
qui provoquaient une fois sur cinq une altération
temporelle aux conséquences
imprévisibles. Chandlier se souvenait notamment
de l'histoire du Golden
Boy, un navire déglingué que l'on avait vu
rentrer au port flambant neuf, avec un équipage de
nourrissons...
Il comprenait à
présent pourquoi le capitaine avait déconnecté
l'écran, si gourmand en énergie. Le propulseur
à tachyons ne consommait pratiquement rien, mais le
compensateur de gravité avait besoin de
toute la puissance disponible pour neutraliser une
accélération au-delà de toute imagination.
Le Shayol
dépassa un en éclair les spirales métalliques,
qui disparurent soudain lorsque la nef franchit le mur de la
lumière. Quelques secondes plus tard, lorsque le
capitaine coupa le générateur Iguana, le vieux
vaisseau se trouvait à quinze heures de lumière de
Hoshi, dans un secteur de l'espace parfaitement désert.
Chandlier ôta
l'électrode dont le contact lui brûlait la tempe.
À côté de lui, le colosse avait débranché
la fibre optique enfichée dans sa prise neurale.
— Joli tour
de force, commenta le voleur. Vous en avez d'autres du
même genre ?
— Cette
vieille barcasse a de la ressource, non ?
— Vous
avez utilisé les tachyons, reprocha Lea avec un frisson. Je
l'ai senti.
La grosse main du
capitaine se posa sur l'épaule de la jeune femme.
— C'était
la seule solution. À priori, tout s'est bien passé.
(Son regard tomba sur la créature bleue qui se remettait
lentement des effets de l'accélération.)
Qu'est-ce que c'est que ça ?
— Un
djugnalâmm, répondit Lea. Le dernier de son espèce.
— Reste
à vérifier si nous n'avons pas été
victimes d'un décalage temporel, intervint
Chandlier.
— C'est
fait, assura le capitaine, se désintéressant du
djugnalâmm. Nous avons effectué un bond de
dix-huit secondes dans l'avenir. Bagatelle ! (Il quitta
son large fauteuil et alla ouvrir un placard qui
contenait une triple rangée de bouteilles.) On s'en
boit un petit pour s'en remettre ?
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