En 1970, lorsque j’ai publié The last hurrah of the Golden
Horde, mon premier recueil de nouvelles, Algis Budrys - qui à l’époque
était un des plus grands critiques de SF - déclara : « Ces nouvelles sont
très bonnes, mais quand Spinrad va-t-il développer un style cohérent ?
»
Cette critique fut essentielle dans le développement de ma carrière -
car, pour moi, Budrys se trompait du tout au tout. Il m’a bien fait
comprendre que, en effet, j’employais plusieurs styles différents ; mais
ce qui, pour lui, était un défaut m’est apparu comme une qualité qui,
jusque-là, m’avait échappé. Je ne vois pas pourquoi on devrait interdire à
un auteur d’employer des styles différents. La nature de chaque histoire,
son style et sa forme, devrait suffire à déterminer la façon dont elle
doit être écrite, et non la personne qui l’a signée.
TLes nouvelles de Musique de l’énergie m’ont rappelé cette
expérience ; en effet, si Budrys avait chroniqué le recueil dans les
années 70, il aurait certainement dit la même chose de Roland C. Wagner.
La gamme de styles qu’il développe d’un texte à l’autre est assez
impressionnante, non seulement en termes de style, mais aussi de contenu,
de forme, de thématique et d'intention. On peut espérer qu’en trente ans,
les critiques et les lecteurs auront compris la leçon et que tous y
verront une qualité et non un défaut.
En effet, on passe du poème humoristique qu'est « Les Trois Lois de la
sexualité robotique » à l’humour scatologique de « Vingt ans sur un trône
», le texte rétro appartenant au genre dit « steampunk » (bien mal
employé, puisqu’il n'a rien à voir avec le cyberpunk et pas grand-chose
avec la vapeur) qu'est « Celui qui bave et qui glougloute », la SF pure et
dure de « Blafarde ta peau, rouge ton regard », « Ce qui n’est pas nommé »
et « Fragment du Livre de la Mer » (lauréat du prix Tour Eiffel), sans
oublier des textes lyriques, mélancoliques et expérimentaux tels que «
Chaque nuit », « Faire-part », « Un œil ouvert dans la nuit » et « À la
saignée du coude », pour finir par la novella qui donne sont titre au
recueil, « Musique de l'énergie », qui synthétise plusieurs des styles,
des thèmes, des intentions et des obsessions de Roland C. Wagner.
Il suffirait de publier ces nouvelles sous pseudonymes et tout le monde
croirait qu’elles sont l’œuvre de trois auteurs différents, car d’une
certaine façon, Wagner est trois auteurs différents. L'un est Roland C.
Wagner, auteur de SF pure et dure, amoureux du space opera écrivant
volontairement dans une veine populaire, le membre éminent du fandom
présent à chaque convention. Il y a aussi le Roland Wagner « nouvelle
vague », qui ne cesse d’explorer des stades de conscience alternatifs et
des phénomènes métaphysiques cosmologiques et temporels, mélangeant une
écriture lyrique et des formes expérimentales, qui se serait senti chez
lui au sein de la revue New Worlds de Michael Moorcock ou de son
héritier actuel, Interzone. Enfin, il y a Roland Wagner le rocker
qui a sans doute écrit plus de SF sur le thème du rock que tout autre
auteur, y compris Moorcock et votre serviteur, et d’une façon à la fois
romantique et froidement analytique, comme il le fait dans « Musique de
l’énergie ». Ce qui ne veut pas dire que ces trois Roland Wagner
n’écrivent jamais en collaboration.
« Hors monde Hors temps » décrit d’une façon dense et parfois
déroutante un état de conscience très étrange, mais le tout se termine
d'une façon science-fictionnellement satisfaisante. « Fragment du Livre de
la Mer » peut être vu comme une nouvelle écologique assez didactique, mais
dépasse le simple message par son lyrisme, tout comme « Chaque nuit », et
se fonde sur la mutation de conscience de son protagoniste. « Chaque nuit
» rappelle le classique de Thomas M. Disch, « Le Rivage d’Asie », dans la
façon dont on y présente un homme perdu dans une ville dont il ne peut
comprendre ni la langue, ni la culture. Comme la nouvelle de Disch, c’est
le récit d’un voyage intérieur en terre étrangère qui, vers la fin, aborde
avec succès un thème plus lovecraftien. Et pour boucler la boucle,
H.P.L. (1890-1991) est un pastiche sur Lovecraft lui-même.
Inutile de dire que les récits les plus rock ont souvent à voir avec
des susbtances susceptibles de provoquer des altérations de conscience. En
fait, bien qu’il y ait un peu de sexe dans ces récits, on peut dire que
Roland Wagner a deux thèmes majeurs : le rock et les drogues.
Bien sûr, il n’est pas le seul dans ce cas. J’en ai moi-même traité
plus d’une fois, tout comme Michael Moorcock, Maurice Dantec, John Shirley
et Rudy Rucker, pour ne citer que quelques exemples. Mais Wagner le fait
d’une façon différente.
Tout comme Philip K. Dick, il emploie les états de conscience
chimiquement altérés pour explorer des mutations cosmiques, des questions
métaphysiques et des niveaux de conscience différents et comme, mettons
Moorcock et Rucker, y ajoute la joie de vivre d’un authentique rocker et
les détails qui montrent le véritable connaisseur en matière d’herbe, de
hash ou d’acide.
Mais contrairement à Dick, Wagner est un véritable romantique
psychédélique, et pourtant, contrairement aux autres, Wagner analyse aussi
d’un œil lucide les aspects destructeurs des drogues et des cultures
alternativent qu’elles génèrent.
Philip K. Dick en était capable, peut-être y suis-je parvenu avec
Rock Machine, mais je ne connais pas d’autre romancier en activité
qui ait pu modeler ces aspects et les réconcilier comme l’a fait Roland
Wagner. Et personne n’a encore exploré le thème avec un tel courage et un
tel savoir tout en démontrant une telle connaissance des rapports entre la
drogue, le rock et la culture - sujets que la plupart des auteurs évitent
comme la peste.
Un tel courage ? me direz-vous.
Lisez « Musique de l’énergie » et vous saurez pourquoi.
Cette novella mérite de donner son titre au recueil, et pas uniquement
pour son côté commercial. C’est la plus longue nouvelle du recueil et elle
inclut la plupart des facettes de l’auteur, et le titre, qui aurait pu
être « L’Énergie de la musique », résume non seulement sa vision
métaphysique, psychédélique et sociopolitique du rock, mais désigne
l’origine même de sa créativité.
La nouvelle commence comme une odyssée à la Mad Max, celle d’un groupe
de rock à travers les ruines physiques, politiques, culturelles et
psychiques d’une Amérique balkanisée du futur et se termine sur une
version romantico-rock’n’rollienne du salut du monde ; de plus, on y
explore et explique l’histoire du futur que Wagner a utilisée dans
plusieurs romans ou nouvelles. Le milieu se situe dans la « Psychosphère
», une sorte d’inconscient collectif jungien revu et corrigé par la
culture populaire, où les archétypes ne sont pas éternels, mais naissent,
vivent et meurent, influencés par ce qui se passe dans le monde réel tout
comme ses habitants sont influencés par cet univers.
Le groupe fictionnel du récit se voit transféré dans ce domaine et son
odyssée se prolonge dans la Psychosphère, à travers l’Amérique des années
50 jusqu’à la Grande Terreur future qui détruisit le Rêve américain et les
États-Unis avec lui.
Mais cela n’a rien à voir avec l’Histoire traditionnelle. Il s’agit de
celle du Rock’n’roll et, donc, de la véritable Histoire du monde.
Vous ne me croyez pas ?
Lisez « Musique de l’énergie », et Roland Wagner vous convaincra.
D’abord, le milieu de sa nouvelle comporte une brève histoire du
Rock’n’roll telle qu’on ne l’a jamais racontée. Wagner ne se contente pas
de connaître sur le bout des doigts l’histoire du rock, bien que ce soit
le cas, ni d’aimer le rock, bien que ce soit également le cas, mais il
s’agit plutôt d’un amour sans concession.
Wagner démontre que c’est le Rock’n’roll qui a brisé la stérilité
culturelle de l’Amérique des années 50 tout en démontrant sa nature
primitive, que des Elvis ou Buddy Holly n’avaient pas la moindre idée des
transformations qu’ils allaient provoquer et, plus encore, n’auraient
jamais accepté une telle responsabilité.
De même, il développe l’ascension et la chute de la culture alternative
née de la confluence des drogues psychédéliques et du Rock’n’roll pour
être détruite par le speed, les drogues trafiquées et le pouvoir politique
de l’Establishment.
Ce qui nous mène au phénomène punk. Et au-delà.
Dans un sursaut de lucidité, Wagner traite Michael Jackson de première
anti-rock star, le point culminant qui transforme une musique de
rébellion, de mutation et de transformation en un argument commercial
comme les autres, dominé par les chiffres de vente.
Ce n’est pas qu’un tour de force : il fallait un grand courage ou une
grande naïveté pour l’écrire. Ainsi, Wagner démontre qu’il est le plus
sophistiqué des auteurs français de science-fiction connaissant la rue.
Impossible de croire qu’il ne savait pas ce qu’il faisait.
Il savait certainement qu’il abordait une fraction de l’Histoire restée
secrète, et que les éditeurs américains refuseraient de toucher même avec
des pincettes. Ceux-ci me l’ont dit personnellement.
Le rock et les drogues ont écrit l’Histoire de l’Amérique, du
somnambulisme des années 50 jusqu’aux années 60 vouées à la culture
alternative, puis sur la guerre anti-drogues des années 70 qui se continue
aujourd’hui et empoisonne l’esprit américain et le reste du monde, jetant
en prison des millions d’Américains et déstabilisant la moitié de
l’Amérique latine. Et en réprimant cette Histoire vraie que raconte Roland
Wagner, on transforme l’Histoire officielle en mensonge et fait du Rêve
américain un cauchemar au cœur vide.
Peut-être fallait-il qu’un écrivain français brise le mur du silence.
Après tout, c’est un autre français, Alexis de Tocqueville, qui a écrit
La Démocratie en Amérique au XIXe siècle. À l’époque, c’était ce
qu’on pouvait trouver de plus vrai.
Mais bien sûr, ce n’était pas du Rock’n’roll.
Traduit de l’américain par Thomas Bauduret
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