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Extrait de roman :

PAX AMERICANA

Roland C. Wagner

(© Editions du Rocher, novembre 2005)

« Enfoiré ! dit Daniel, je me paierais bien le président des Zu'ssa ! » Les autres ricanèrent. Ils connaissaient tous le sens de cette expression dans la bouche de Daniel, et ils pensaient à l'évidence que ce n'étaient que des paroles en l'air. On ne se payait pas le président des Zu'ssa ; il était trop bien protégé.
Mais, n'empêche, l'idée était sacrément tentante. Le genre de truc fou qu'on ne fait pas deux fois dans une vie. Et il n'y aurait peut-être pas d'autre occasion avant bien longtemps — s'il y en avait une un jour. Bien que nul ne pût deviner ce qui ressortirait de la Première Conférence américano-européenne, pas grand-chose était l'opinion communément admise. La Bonne Vieille Europe et les Zu'ssa étaient incapables de s'entendre, c'était bien connu et ça faisait marrer les Chinois depuis des lustres de les voir alterner prises de tête et périodes où ils ne se parlaient même plus — la Guéguerre fraîche, comme on la surnommait parfois.
« C'est quand même sacrément risqué, » dit Pedro, entrant dans le jeu de Daniel. « Tu vas te faire transformer en passoire avant même... » Daniel l'interrompit d'un bref ricanement. Il avait son idée. Bon, elle était un peu floue — et même très floue, pour tout dire — mais il était certain de tenir le bon bout. Il avait éprouvé une sensation identique quand il avait trouvé la ruse pour se payer le directeur de la Banque centrale européenne. Et ça avait marché comme sur des roulettes. Du velours. Un vrai toboggan avec un tapis rouge à l'arrivée. Il n'y avait pas de raison que ça se passe autrement cette fois-ci.
« On va bien rigoler, crois-moi. »
Tony servit une nouvelle tournée dans les verres à pied. Ils goûtèrent le vin en claquant la langue d'un air gourmand.
« D'où vient-il ? s'enquit Estelle.
— Des Cornouailles. Il est pas mauvais, hein ? C'est des Français qui le font — un couple originaire de l'Entre-deux-mers qui s'est installé du côté de l'île de Wight. Bon, les vignobles sont encore jeunes, mais le résultat est meilleur chaque année. Et ils ne sont pas les seuls. Maintenant qu'ils peuvent cultiver la vigne chez eux, les Anglais ne s'en privent pas ! »
Pedro effectua une génuflexion parodique.
« Merci à Cagnasse, déesse du Réchauffement. »
Estelle lui donna un coup de coude.
« Arrête tes conneries. »
Elle n'aimait pas qu'on lui rappelle la brève période où elle avait appartenu aux Adorateurs de la Cagnasse. Les Cagnards pratiquaient l'insolation rituelle, et elle avait failli en mourir.
Daniel n'écoutait qu'à moitié. Sa petite machine à réfléchir continuait à tourner à toute allure. Pas de problème, l'affaire était tentante. Elle l'était par sa difficulté même. Un putain de défi, oui ! Et il avait bigrement envie de le relever.
« D'accord, dit Annie. On sait que ce guignol doit venir à Paris en octobre. Ça nous laisse quatre mois. On commence par où ? » Et elle rejeta en arrière une mèche brune qui lui tombait devant l'œil.
« Par l'endroit où il sera logé, répondit Tony.
— Non, par la composition du service de sécurité, fit Estelle.
— Et pourquoi pas par ses déplacements ? suggéra Daniel.
— Ouais, faudrait savoir par exemple s'il fait des… escapades nocturnes, ricana Pedro. Ça serait doublement bingo, non ? »
Seul le silence lui répondit.
Puis Tony dit : « C'est pas du tout son genre. Surtout que ça pourrait lui coûter son poste. Les Zu'ssi plaisantent pas avec la morale...
— Tu veux dire qu'il ne va pas goûter nos "spécialités locales" ? » s'étonna Pedro d'un air faussement ahuri.
Il se pencha vivement sur le côté pour éviter le coussin lancé par Annie — et reçut en plein visage celui qu'Estelle lui destinait.
« Faut croire que non, dit Tony sans rien perdre de son sérieux. Tout indique que, sur ce plan, c'est un type droit et honnête. Pas une incartade en cinquante-sept ans. Une famille de rêve, une vie sans tache au service de son pays, et tout ça...
— Incroyable, marmonna Kader. Je me demande ce que ça doit faire d'être dans sa tête. De diriger cette foutue planète. » Il remonta ses lunettes sur son grand nez souligné d'une fine moustache de séducteur latino.
« Ouais, il ne la dirige pas tout à fait, quand même, rappela Daniel. Un petit village résiste toujours à l'envahisseur. » Ils s'esclaffèrent en chœur. Quelques années plus tôt, en ressuscitant cette image d'une bande dessinée du siècle passé, les services de propagande de la Maison blanche n'imaginaient pas que son succès irait dans le sens exactement opposé à leurs espoirs : de l'Atlantique à l'Oural, les gens s'en étaient aussitôt emparés en rigolant, et la Confédération continuait à la brandir avec fierté de temps à autre — et, tout de même, un sourire en coin. Au lieu de ravaler les Européens à une poignée de conservateurs réactionnaires dépassés, elle avait au contraire cimenté l'union du continent sous la bannière d'un petit Gaulois aux longues moustaches avec une fiole de potion magique.
Le symbole de la résistance.
Et du sens de l'humour.


Roland C. Wagner. Tous droits réservés.
Texte reproduit avec l'aimable autorisation de l'auteur.