Sur la piste, immobiles, les danseurs enlacés exhibent
leurs costumes impeccables et leurs visages maquillés. Paupières bleues et
lèvres noires, coiffures décadentes aux reflets immuables. D'autres
mannequins humains sont attablés devant des consommations auxquelles ils
ne toucheront pas. La lumière des lustres à la structure cristalline et
des projecteurs tamisés achève de fixer cette tranche de vie à travers
laquelle j'évolue, observateur diaphane.
Une femme est demeurée dans la position déséquilibrée du
second pas d'une valse décalée, ses bras refermés autour d'un partenaire
absent qui a échappé à la stase. J'effleure ses cheveux teints d'une main
machinale qui disparaît dans les boucles pétrifiées. La femme sourit à
demi, dévoilant une rangée de dents étincelantes entre deux lèvres de
fraise au dessin enjôleur. De part et d'autre de sa tête rejetée en
arrière, deux pendentifs tape-à-l'oeil, saisis en plein mouvement, restent
suspendus parallèlement au sol. Sa robe de soirée, toute de satin blanc,
conserve à hauteur de la hanche l'empreinte de la main qui y était posée
lorsque c'est arrivé.
Etrange de songer que ces semi-cadavres sont plus réels
que moi, qui suis pourtant doué de mouvement. Je viens de quitter la
grande salle du casino, abandonnant les enchères interrompues du baccara,
les jeux faits pour l'éternité de la roulette et ce croupier dont le pied
n'en finit pas de presser la pédale destinée à ralentir la rotation de la
bille d'ivoire.
Glissement furtif à l'autre bout de la piste de danse. Je
ne suis pas seul. Et, pour la première fois, un être humain ne fuit pas à
mon approche. Frôlant les couples à l'apparente mais trompeuse plasticité,
je me dirige vers la baie vitrée ouverte sur la nuit silencieuse. Derrière
un pilier ouvragé, un homme aux rides accentuées par l'éclairage rasant
est penché sur une fille peu vêtue ; leurs lèvres qui se touchent presque
ne se rejoindront jamais.
Eclair vivant aux reflets de cuir noir, la louve semble
se matérialiser devant moi. Dans ce monde où règne l'immobilité, le
moindre déplacement acquiert une rapidité remarquable. Une question de
perception.
Je recule d'un pas, surpris malgré moi. Un sourire avide
se dessine sur le visage de la louve, tout en dents régulières et acérées.
Elle croit tenir une proie. La décevoir m'attriste ; son regard écarlate
est voilé par la faim.
- Fausse joie. Je ne suis pas un mouton.
- Tu n'en as pas l'odeur, c'est vrai.
- Je n'ai aucune odeur.
Les narines de la louve palpitent ; son sourire s'efface.
En deux enjambées, elle est tout contre moi. Ses mains s'abattent sur mes
poignets, se referment dans le vide. Ses traits émaciés se creusent un peu
plus.
- Tu n'es pas là !
- Je ne suis qu'une image.
La louve inspire profondément, faisant saillir ses seins
sous le sweat-shirt noir. Pourquoi les louves sont-elles toujours si
belles ? Je voudrais la consoler, la serrer dans mes bras, lui offrir ma
chair... Je n'en ai pas le pouvoir.
- Depuis quand n'as-tu pas mangé ?
- Question stupide. (Elle détourne le regard. Son profil
aigu se détache sur le fond faiblement lumineux.) Longtemps. (Ses doigts
s'attardent sur la joue d'un danseur. La peau n'en est ni chaude, ni
froide. La louve n'éprouve aucune sensation thermique, sinon illusoire ;
le tourbillon des électrons lui-même s'est arrêté.) Les moutons sont
rares. Quand je t'ai vu, j'ai espéré... J'avais tort.
- J'ai croisé un troupeau en venant ici.
Elle étire ses jambes amaigries sur lesquelles flotte un
pantalon dont le cuir noir, naguère, moulait ses formes. Ses yeux rouges,
seule note de couleur dans son visage monochrome, reflètent son
épuisement. L'abattement qui s'empare de moi me surprend ; je croyais
n'avoir accès qu'à des ersatz de sentiments transcrits en langage
binaire.
- Loin ?
- Trop loin pour que tu le rejoignes avant de mourir.
Elle hoche la tête, résignée. Ses longs cheveux noirs
ondulent dans la lumière. J'avais oublié ce qu'était la vie, ce que
représentaient les créatures de chair ; même affaiblie, la louve est un
océan d'existence dont la présence me stimule. Je voudrais être capable de
transgresser la règle de non-intervention.
- J'ai sommeil.
- Il doit bien y avoir un lit hors stase dans cette
ville.
Elle bat des paupières, aguicheuse. Mais ce que je prends
pour une tentative de séduction n'est peut-être que réaction nerveuse due
à la fatigue.
- Je ne sais pas qui tu es, foutu spectre, ni ce que tu
fais là, mais je te remercie. Je m'appelle Sandra. Et toi ?
- Regard.
Sandra s'est assoupie dans le lit à baldaquin d'une suite
impériale au luxe fin de siècle, sans même ôter ses vêtements pour goûter
la douceur des draps de soie blanche. Assis à son chevet, je la contemple,
cherchant à éteindre ce feu qui brûle en moi. Mais il m'est impossible de
la préserver. Je suis dans l'incapacité d'agir ; mon aide reste virtuelle,
désespérément immatérielle.
Parce que je ne suis pas vivant moi-même ?
Au-dehors, les rouleaux pétrifiés de la mer n'en
finissent pas de mourir sur un rivage désert. L'oeil rond de la Lune, dont
l'éclat éclipse celui des étoiles, ne cille ni ne scintille. Une
silhouette se dresse au bout d'une jetée, drapée dans une robe blanche de
banshee. J'essaye de me persuader que tout ceci ne peut être que
provisoire, que les gestes avortés vont s'achever, que le temps s'est
simplement accordé une pause... En vain. Ailleurs, pourquoi pas ? il suit
son cours, mais loups et moutons sont pris au piège d'une infime fraction
de seconde devenue éternelle.
Mon regard revient se poser sur la louve qui dort,
couchée en chien de fusil, sa lourde chevelure étalée sur l'oreiller
brodé. Contrairement à ceux de sa race qu'il m'a été donné de rencontrer,
elle n'a été effrayée ni par mon absence d'odeur, ni par l'impalpabilité
de mon corps. Sans doute parce qu'elle est trop affamée pour avoir peur.
Je n'ai pu connaître l'éventuelle réaction des moutons ; ils s'enfuient
dès que je leur apparais, me prenant pour un loup.
Ma solitude me pèse. Pourquoi faut-il que celle qui en
est venue à bout soit condamnée à mort ?
- Tu as tué beaucoup de moutons ?
Elle plonge son regard dans le mien. Les loups possèdent
un certain pouvoir hypnotique ; bien qu'il soit sans effet sur moi, je ne
peux m'empêcher de frissonner en affrontant les pupilles sanglantes de
Sandra. Mes réactions et mes sentiments sont parfois bien humains.
- Quand c'est arrivé, j'étais le seul agissant de la
banlieue où je vivais. J'ai cru devenir dingue ! Quand la faim a commencé
à se manifester, j'ai cherché de quoi manger, mais je n'ai rien trouvé.
Par contre, j'ai rencontré deux autres rescapés. Nous avons allié nos
efforts et, des jours durant, nous avons hanté les magasins, pour tenter
d'arracher à la stase ne fût-ce qu'une boîte de conserve... (Sandra secoue
la tête.) Nous n'étions pas des loups. Pas encore. Si le hasard l'avait
voulu, nous serions devenus des moutons.
« Nous n'étions pas tellement copains, tous les trois.
Pour éviter la bagarre, j'ai dû me partager entre Marc et Julien. Ils
voulaient baiser - c'est le mot - tout le temps. Je crois que ça les
aidait à oublier. Mais ils ont fini par se lasser des parties de jambes en
l'air. Tu vois, ça m'a plutôt soulagée... Enfin, un jour, à cause de sa
faiblesse, Julien est tombé du troisième étage. On n'a pas hésité une
seule seconde. D'abord parce qu'on n'avait rien à foutre de lui - et
surtout, parce qu'il était devenu, en mourrant, de la nourriture
!
- Et cela a fait de vous deux des loups...
- Je crois que la première nourriture détermine la
direction que prend la mutation. (Elle enfouit son visage dans ses mains.
Quand elle ose à nouveau me regarder en face, des larmes brillent dans ses
yeux.) Un peu plus tard, quand Julien a été... fini, on a rencontré un
mouton. Ça a été instinctif. Dès qu'on a vu ses joues rondes et sa
chevelure de laine, on lui a sauté dessus. Il n'a pas compris ce qui lui
arrivait. Il n'avait certainement jamais vu de loup... Il est venu à nous,
tout souriant, heureux de trouver des êtres vivants - et nous l'avons tué
! Ce n'est que plus tard encore, quand on a découvert tout un verger hors
stase, qu'on a compris que quelque chose avait changé en nous. Les fruits
nous ont rendus malades...
- Les loups n'assimilent pas la nourriture des moutons.
J'ignore si la réciproque est vraie.
Elle joue avec sa cigarette éteinte. À son réveil, elle a
mis la main sur une cartouche de gauloises ; j'ai l'impression qu'elle
sent plus ou moins ce qui est figé et ce qui ne l'est pas. Un aspect de la
mutation ?
- Le mouton a duré un bon moment, mais on a fini par se
retrouver aussi affamés qu'avant. Marc a essayé de me tuer. Je me suis
défendue. C'était horrible ! Nous étions deux fauves luttant pour leur
survie, deux carnassiers rendus fous par la faim ! J'en conserve encore
des traces, regarde ! (Elle a soulevé son sweat-shirt ; son sein gauche
porte l'empreinte mal cicatrisée d'une dentition humaine ; des griffures
violacées zèbrent son flanc.) L'un de nous devait y passer ; j'ai eu la
chance de lui ouvrir le crâne avant qu'il ne m'égorge...
- Je ne savais pas que les loups pouvaient se manger
entre eux.
- Ils ne le peuvent pas, réplique Sandra. J'ai tout vomi.
Seule la viande de mouton... Quand j'ai compris que sa mort avait été
inutile, j'ai marché vers le Nord. J'avais de plus en plus faim... Mais j'ai
continué à marcher, plus faible à chaque kilomètre parcouru... Et
maintenant, j'ai peur de la mort.
- Nous allons partir d'ici.
- Non, j'abandonne. Je ne peux plus faire un pas.
- Nous trouverons un véhicule.
- Aucun de ceux que j'ai vus n'avait échappé à la
stase.
- Je chercherai pour toi.
Le vélomoteur suit le littoral à une allure réduite. Dans
ce monde de silence, les pétarades de son moteur semblent démesurées,
presque obscènes. L'air lui-même les amplifie, leur fait écho, répercutant
à l'infini le bruit saccadé des explosions enchaînées.
Les villages que nous traversons présentent tous le même
spectacle de musée de cire : enfants adoptant des postures acrobatiques,
animaux familiers souvent figés au milieu d'un bond, le corps tendu, les
pattes raidies au-dessus du sol, adultes réunis par groupes qu'auréole
parfois un nuage de fumée solide qu'aucun vent ne vient déformer. La nuit
venait de tomber quand l'événement s'est produit. Dans d'autres fuseaux
horaires, les rues sont vides, ou emplies d'une foule aux remous aussi
hiératiques qu'aujourd'hui les vagues de la mer. Cet univers n'est pas
tout à fait mort, mais peu s'en faut. Quand le dernier loup aura mangé le
dernier mouton...
À l'entrée d'un hameau, un adolescent rieur serre la main
osseuse d'un squelette gisant à terre, vêtu d'une robe à fleurs. Je ne
peux m'empêcher d'imaginer la jeune fille prisonnière, incapable de se
dégager de l'étreinte de son amoureux, s'affolant, cherchant tout d'abord
à écarter les doigts pétrifiés, voire à les briser, puis frappant,
martelant la chair rigide, en pleurs, se débattant de longues heures avant
de s'effondrer dans une position de total découragement, attendant la mort
désormais inévitable... Pourquoi suis-je toujours hanté par des pensées de
cet ordre ? Pourquoi la fin d'une vie me rend-elle malade ?
Sandra a du mal à conserver l'équilibre du vélomoteur.
Elle tombe de sommeil et d'inanition. Il faut que nous trouvions des
moutons ! Mais nous ne pouvons compter que sur la chance, à la condition
qu'elle ne soit pas, elle aussi, en stase.
- Arrêtons-nous.
- Pas encore. Il y a des moutons dans le coin.
- Que feras-tu s'ils sont trop nombreux ?
- Les moutons fuient les loups, ils ne les tuent pas.
- Ils ne les mangent pas, mais rien ne les empêche de les
tuer.
- Alors, je suis fichue.
Ce subit défaitisme me hérisse. Je voudrais empoigner la
louve, la secouer pour la tirer de son apathie... Je ne peux que hurler
:
- T'es-tu vue ? Une morte-vivante ! Ces moutons, nombreux
ou pas, sont ta dernière chance ! Tu en piégeras un, puis, une fois tes
forces retrouvées, les autres constitueront des proies faciles...
Ses doigts se referment sur la poignée du frein. Le
vélomoteur s'arrête. Sandra coupe les gaz et appuie l'engin contre un
arbre.
- J'ai besoin de dormir. Qui dort dîne, c'est bien
connu.
Elle s'étend sur le bas-côté, considérant avec tristesse
l'herbe dont les brins, en apparence si moelleux, sont autant de poignards
effilés. Elle dort déjà, la tête appuyée sur ses bras repliés, ses
paupières rougies masquant ses yeux languides. Sous le pantalon de cuir,
ses cuisses ont l'épaisseur qu'avaient jadis ses bras. Je n'ai encore
jamais vu personne dans un tel état de cachexie. Où trouve-t-elle
l'énergie nécessaire à ses mouvements ?
Le panneau publicitaire vante les mérites d'une chaîne de
boucheries. En son centre est cloué un loup exsangue : un pieu de bois
traverse sa poitrine et le support de l'affiche ; bras et jambes sont
percés de pointes de toutes tailles ; le visage martelé ne ressemble plus
qu'à une écuelle de pâtée pour chiens. Il y a du sang partout, en taches
étirées évoquant un lettrage pour générique de film d'horreur. Je réalise
soudain que ce sont bien des lettres, réparties en quatre mots :
LOUP TON SORT DEMAIN
Sandra s'effondre, entraînant le vélomoteur dans sa
chute. Une fois de plus, mon impuissance me torture. Je ne peux
qu'attendre.
Nous sommes dans un faubourg ouvrier, aux maisons de
brique rouge écrasées par les façades d'usines et d'entrepôts. Une
cheminée interminable est couronnée d'un panache de fumée torturé,
blafarde sur le ciel noir, brutalement interrompu, comme sectionné, son
extrémité ayant échappé à l'arrêt du temps.
La louve revient à elle. Faiblesse et désespoir dans ses
yeux de sang. Après plusieurs tentatives manquées, elle parvient à
s'asseoir. Nous restons un long moment sans parler. Les mots sont
inutiles. Nous savons tous deux que la fin est proche. Sandra n'a même
plus la force de se hisser sur le vélomoteur.
La chance doit être en stase.
- Tu ne peux pas rester là. Les moutons...
- Où veux-tu que j'aille ?
La violence de son ton me prend par surprise. M'en
voudrait-elle ? Non, je pense plutôt qu'elle cherche à me chasser pour
mourir seule, comme un animal blessé. Sans me départir de mon calme, je
lui désigne la porte entrouverte d'un pavillon. À l'intérieur, elle sera
tranquille, elle pourra agoniser en toute quiétude. Mais est-ce bien la
peine de le lui préciser ? Nous communiquons au-delà des mots, la
situation elle-même étant suffisamment éloquente. Nos phrases, nos gestes,
nos regards charrient la mort, bien qu'elle ne soit jamais nommée.
La louve progresse à quatre pattes, famélique parodie de
l'animal dont elle porte le nom. Elle se glisse dans la maison. Quand je
pénètre à mon tour dans la cuisine déserte, Sandra gît sur le carrelage,
haletante, incapable d'aller plus loin. L'abandonnant sur quelques mots
d'encouragement, je fais un rapide tour du propriétaire. La famille au
grand complet, des parents au bâtard interrompu dans ses frétillements,
est réunie dans le salon, fascinée par l'image d'un joueur de tennis
stoppé en plein effort sur l'écran de télévision, qui ferait une très
bonne couverture de magazine sportif.
Sandra a atteint le couloir moquetté de vert. Elle rampe
désormais, lourde malgré sa maigreur. Infinie pesanteur d'un corps qui
achève de brûler ses réserves d'énergie. Ses lèvres se confondent avec son
visage. Je peux entendre les battements irréguliers de son coeur.
- Je pars à la recherche des moutons.
- C'est inutile... Tu le sais...
- J'ai le droit d'essayer.
- Regard...
J'ai déjà quitté la maison, une douleur sourde pulsant au
creux de mon absence de ventre. Comment la simple image que je suis
peut-elle souffrir ? Je me croyais à l'abri de ce genre de
désagrément.
Là où la banlieue cède la place à la ville se dresse un
hôpital en construction. L'une de ses tours, inachevée, constitue un
observatoire idéal. Je presse le pas ; je pourrais me déplacer quasi
instantanément, mais ces derniers temps, mes actes et mes attitudes
tendent à l'anthropomorphisme. Je singe l'homme, caricature immatérielle,
poursuivi par les traits creusés de Sandra - blafarde ta peau, rouge
ton regard...
Je me fige, un instant identique à ces milliards de
mannequins qui parsèment la Terre, présentant toutes les modes dans une
vitrine à l'échelle planétaire. L'aile de l'hôpital où je comptais me
rendre a échappé à la stase ; les moutons s'y sont installés.
Deux d'entre eux montent la garde, fusil de chasse cassé
à la saignée du coude. Le loup mutilé n'était pas un avertissement
gratuit. Ce troupeau, visiblement sédentarisé, est le mieux organisé qu'il
m'ait été donné de rencontrer, si j'en juge par les uniformes gris souris
des deux hommes, la triple rangée de barbelés entourant la base de la tour
et la jeep qu'un troisième mouton bricole un peu plus loin. Je parierais
que les caves regorgent de matériel et de victuailles. Ils ont dû écumer
le secteur. Organisés - donc, dangereux.
Combien sont-ils ? Comment ont-ils réussi à accumuler un
tel stock ? Un homme sur trente mille, à peine, a échappé à la
pétrification ; pour les objets, la proportion est plus faible encore.
Statistiquement, un loup a plus de chances de se mettre un mouton sous la
dent que ce même mouton n'en a de trouver fruits ou légumes hors
stase.
Pourtant, la louve se meurt au fond de la banlieue,
tandis que ces moutons sont prospères et bien nourris.
Je dois trouver une solution sans attendre. Sandra est
trop faible pour assurer elle-même sa subsistance. Sans mon aide, elle est
perdue. Mais que puis-je faire pour elle, moi qui n'ai pas de corps ?
Des enfants jaillissent de la tour. Tous ont la bouille
rondelette des agneaux en parfaite santé. Étrange... Jusqu'ici, aucun des
troupeaux que j'ai croisés ne comportait d'agneau ; les loups leur avaient
fait leur affaire. Seule la sédentarité permet la survie d'enfants. Je
crois avoir trouvé cette solution que je cherchais.
A condition de faire vite, car le temps presse.
Comment puis-je parler de temps, moi qui suis né avec la
catastrophe ?
Certes, les informations que contient ma mémoire ont été
compilées bien avant cette chute d'une partie de l'humanité dans une
infinie fraction de seconde - et peut-être l'ont-elles été en prévision
d'un événement comme celui-ci - mais le souvenir du temps n'en apporte pas
la connaissance.
Parfois, j'ai la sensation que ce n'est pas ma mémoire
qui répond aux incessantes questions qui me hantent. Comme si quelqu'un
m'épiait en permanence et me fournissait les éléments qu'il juge
indispensables tout en censurant les autres.
Je ne suis personne, et à peine quelque chose.
Je crois que ce monde n'a pas été créé accidentellement,
qu'il s'agit d'une quelconque expérience dont je suis le témoin désigné,
fort de tout un bagage qui ne m'appartient pas en propre.
Un bagage ? Plutôt un fardeau.
Ces moutons se sentent en sécurité. Sans doute n'ont-ils
pas vu de loup depuis un bon moment ; celui qu'ils ont crucifié sur
l'affiche commençait à sentir. Ma tâche n'en sera que plus facile, car la
méfiance est mon adversaire.
Trois agneaux viennent dans ma direction. Criminel de
laisser des enfants se promener sans protection dans un monde comme
celui-ci. Je m'éloigne vivement, glissant d'ombre en ombre. Il n'est pas
encore temps de me montrer.
Les agneaux passent devant moi, discutant de ce qu'ils
vont faire dans l'immédiat. Leurs voix aiguës s'affrontent avec cet
entêtement qui est celui des enfants. Ils ne sont pas d'accord au sujet du
jeu auquel ils vont se livrer. J'écoute à peine leur babillage, souhaitant
qu'ils se séparent.
Ils s'éloignent, tortillant leurs postérieurs dodus.
Sandra, j'en suis certain, en aurait l'eau à la bouche. Un sentiment
contradictoire me vrille, aveuglant. Ces enfants sont la vie, mais la
louve l'est aussi. Ai-je le droit d'effectuer un choix, de me substituer
au destin ? Une existence en vaut-elle une autre ? Ce dilemme me torture.
Qui, de Sandra ou de l'un des agneaux, est le plus digne de vivre ? Je
n'arrive pas à me décider. Aurais-je donc une conscience ?
Arrivés à un carrefour, les agneaux se séparent.
J'emboîte le pas au plus jeune, dont les joues pleines font plaisir à
voir. L'instant crucial est proche. Je ne dois pas douter. La survie de
Sandra dépend de mon inflexibilité.
J'apparais soudain devant l'enfant, surgissant du néant.
Il tressaille, fait mine de s'enfuir.
- Ne crains rien. Je ne suis pas un loup.
- Tu sens pas comme un mouton !
Il recule pas à pas, cherchant un refuge du regard. On
lui a fait la leçon.
- Je suis un fantôme. Je ne peux pas te faire de mal.
- Un fantôme ? Y en a pas, c'est des âneries !
La plupart des anciens mythes ont disparu avec l'arrêt du
temps ; seule subsiste la peur du Grand Méchant Loup, regroupement de
toutes les angoisses. Je me souviens d'un troupeau de moutons que j'ai pu
observer en demeurant invisible. Ses membres avaient retrouvé un vieux
projecteur Super 8 et se passaient tous les soirs Les trois petits
cochons, par pur masochisme.
J'ai joué là-dessus. Les fantômes n'inquiètent plus, car
ils ne sont plus liés à une quelconque notion de danger. Je tends une main
vers l'enfant hésitant.
- Essaye de me toucher.
Il avance une menotte timide, prêt à fuir si je fais le
moindre mouvement menaçant. Ses doigts potelés plongent à travers mon
apparence. La peur le quitte.
- Pourquoi je peux pas te toucher ?
- Parce que je ne suis pas là.
- Où t'es, alors ?
- Nulle part...
- Et ça fait quoi, un fantôme ?
- Ça donne des cadeaux.
Moue soupçonneuse.
- C'est sûr, ça ?
- Puisque je te le dis.
- T'en as un pour moi ?
- Oui, un superbe. Mais il faut que tu viennes avec
moi.
- Tu peux pas l'apporter ?
J'écarte les mains, paume en l'air, essayant d'arborer
l'expression la plus innocente possible.
- Je ne peux rien prendre.
- Il est loin, le cadeau ?
- Non, un quart d'heure à pied.
- On y va ?
- Tu m'attends ici ? Je vais voir s'il n'y a pas de
danger.
- Pourquoi y en aurait ?
- Un loup a pu trouver le cadeau...
Je pénètre dans la maison. Le doute est toujours là,
obstiné. Je ne peux m'empêcher d'éprouver une affection toute paternelle
pour l'agneau. Mais mon sentiment envers Sandra est plus fort que tout.
Elle doit vivre.
Elle gît dans le couloir, inconsciente. Le soulèvement
irrégulier de sa poitrine m'indique qu'elle vit encore. Je l'appelle
doucement. Ses paupières boursouflées se soulèvent sur un regard vide qui
s'anime peu à peu, tandis que je continue à murmurer son nom. Elle me
reconnaît enfin, tente de s'asseoir mais retombe en arrière, molle, sans
volonté.
- Regard... Tu es revenu ?
- J'ai de la viande pour toi.
- De la viande ?
Elle est à genoux, s'appuyant à un meuble branlant. Les
efforts qu'elle accomplit pour se redresser déforment ses traits d'une
horrible manière. Sa laideur m'effraie. Ce n'est plus une femme que j'ai
devant moi, mais un fauve, un carnassier affamé. Ai-je fait le bon choix ?
Je voudrais tant cesser de douter.
- J'ai attiré un agneau.
- Où est-il ?
Elle m'a interrompu, obnubilée par la proximité de la
nourriture. Un filet de salive coule le long de sa mâchoire. Réflexe
pavlovien.
- Dans le jardin.
Elle titube jusqu'à la porte. Pour la millième fois, je
me demande où elle trouve la force de se déplacer. Son corps n'est qu'une
carcasse vide, une peau trop grande, flasque, flottant sur un squelette
prêt à tomber en poussière.
Elle est dehors. Ses yeux engloutissent le regard de
l'enfant ; malgré sa terreur, il ne peut s'enfuir. Sandra se rue sur lui,
les ongles brandis, les dents découvertes en un rictus d'avidité. Un
fauve, vraiment. Elle s'empare de l'agneau, se prépare à lui broyer la
gorge entre ses crocs...
- Tire-toi !
Elle l'a lâché et repoussé loin d'elle. Ses jambes se
dérobent sous elle. Recroquevillée sur le sol, elle insulte l'enfant, le
supplie de s'en aller. L'agneau ne comprend pas ce qui lui arrive. Il
reste là, immobile, le visage déformé par la peur.
- Mais fous le camp, petit con !
Elle bondit sur lui, s'effondre à ses pieds. Ses ongles
déchirent le bras dodu. L'enfant, réalisant enfin ce qui se passe,
s'enfuit à toutes jambes dans la direction de l'hôpital. Il va rameuter le
troupeau. Ils viendront, avec des hiens et des fusils, pour débusquer la
louve et la tuer. Puis ils s'acharneront sur son cadavre, comme des lâches
qu'ils sont.
- Pourquoi as-tu fait ça ?
- C'était un enfant...
Sa voix n'est qu'un murmure imperceptible, un filet ténu
entre ses lèvres sans couleur.
- Et alors ?
- Es-tu insensible ? Je n'ai pas pu, c'est tout...
- L'instinct maternel ?
- Trouve ça ridicule si tu veux... Oui, l'instinct
maternel, foutue machine, mécanique de merde... Oh, je sais ce que tu es,
maintenant... Je l'avais oublié, mais ça m'est revenu... Regard... L'Oeil de la
Science... On a fait tout un battage autour de toi, avant... Tu te
crois une image ? Tu es moins que ça encore... Pas même l'image d'une image
!
Elle retombe, évanouie, me laissant seul.
Ce monde est bien une expérience.
Je songe à ce nom que m'a donné Sandra. L'Oeil de la
Science...
Il était impossible d'explorer les mondes extérieurs au
Système solaire, de visiter le fond des océans ou l'atmosphère des
planètes géantes... Trop de problèmes techniques. On a donc mis au point un
programme sans précédent qui, injecté dans un ordinateur couplé à divers
appareils, permettait de projeter une image qui jouerait également le rôle
d'une caméra, d'un oeil virtuel qu'aucune condition extérieure
n'empêcherait de fonctionner...
À présent, les informations affluent. L'assemblage de
circuits qui m'a donné le jour ne me cache plus rien.
Cet ordinateur a échappé à l'arrêt du temps. Peut-être
même l'a-t-il plus ou moins suscité. Après avoir étudié la situation, il
m'a envoyé parcourir cette Terre malade. Parce qu'un témoin était
nécessaire dans le cas, fort improbable, où le temps reprendrait son cours
normal.
Nous sommes sur un bras mort, un méandre fermé du fleuve
temporel, où les bases sur lesquelles repose la réalité ont subi de
profondes modifications. C'est pourquoi les rescapés sont devenus des
loups et des moutons, et que j'ai pris conscience, m'humanisant peu à
peu...
Sandra avait tort. Je ne suis plus une machine, ni même
son émanation. Mon créateur a perdu tout contrôle sur moi ; devenu
autonome, je dispose désormais d'une caricature de sensibilité
humaine.
Et je souffre, moi qui aime la vie, de la voir s'étioler,
s'acheminer vers sa destruction. Mais je ne suis que l'image d'une image...
Une apparence ténue, sans le moindre pouvoir.
Je voudrais que Sandra revienne à elle, qu'elle me
manifeste une quelconque affection, car j'ai besoin d'amitié - d'amour,
peut-être... Mais comment demander à qui que ce soit d'éprouver le moindre
sentiment - mis à part la haine - pour une simple illusion ?
J'entends déjà les chiens aboyer. Il me semble qu'ils
crient mon nom, mais ce n'est qu'une hallucination née de ma tristesse. Je
crois que j'aimerais qu'ils me sautent à la gorge, qu'ils me déchirent de
leurs crocs...
Mais voilà : je n'ai pas de gorge, ni de corps. Il m'est
impossible de mourir, à moins que quelqu'un ne détruise la machine qui m'a
créé.
Mon existence ne durera qu'une fraction de seconde. Qui
ne finira jamais.
Sandra vient de mourir.
|