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Nouvelle :

Blafarde ta peau,
rouge ton regard

Roland C. Wagner

Nouvelle extraite du recueil "Musique de l'énergie"
(Nestiveqnen, septembre 2000)

couverture

           Sur la piste, immobiles, les danseurs enlacés exhibent leurs costumes impeccables et leurs visages maquillés. Paupières bleues et lèvres noires, coiffures décadentes aux reflets immuables. D'autres mannequins humains sont attablés devant des consommations auxquelles ils ne toucheront pas. La lumière des lustres à la structure cristalline et des projecteurs tamisés achève de fixer cette tranche de vie à travers laquelle j'évolue, observateur diaphane.
          Une femme est demeurée dans la position déséquilibrée du second pas d'une valse décalée, ses bras refermés autour d'un partenaire absent qui a échappé à la stase. J'effleure ses cheveux teints d'une main machinale qui disparaît dans les boucles pétrifiées. La femme sourit à demi, dévoilant une rangée de dents étincelantes entre deux lèvres de fraise au dessin enjôleur. De part et d'autre de sa tête rejetée en arrière, deux pendentifs tape-à-l'oeil, saisis en plein mouvement, restent suspendus parallèlement au sol. Sa robe de soirée, toute de satin blanc, conserve à hauteur de la hanche l'empreinte de la main qui y était posée lorsque c'est arrivé.
          Etrange de songer que ces semi-cadavres sont plus réels que moi, qui suis pourtant doué de mouvement. Je viens de quitter la grande salle du casino, abandonnant les enchères interrompues du baccara, les jeux faits pour l'éternité de la roulette et ce croupier dont le pied n'en finit pas de presser la pédale destinée à ralentir la rotation de la bille d'ivoire.
          Glissement furtif à l'autre bout de la piste de danse. Je ne suis pas seul. Et, pour la première fois, un être humain ne fuit pas à mon approche. Frôlant les couples à l'apparente mais trompeuse plasticité, je me dirige vers la baie vitrée ouverte sur la nuit silencieuse. Derrière un pilier ouvragé, un homme aux rides accentuées par l'éclairage rasant est penché sur une fille peu vêtue ; leurs lèvres qui se touchent presque ne se rejoindront jamais.
          Eclair vivant aux reflets de cuir noir, la louve semble se matérialiser devant moi. Dans ce monde où règne l'immobilité, le moindre déplacement acquiert une rapidité remarquable. Une question de perception.
          Je recule d'un pas, surpris malgré moi. Un sourire avide se dessine sur le visage de la louve, tout en dents régulières et acérées. Elle croit tenir une proie. La décevoir m'attriste ; son regard écarlate est voilé par la faim.
          - Fausse joie. Je ne suis pas un mouton.
          - Tu n'en as pas l'odeur, c'est vrai.
          - Je n'ai aucune odeur.
          Les narines de la louve palpitent ; son sourire s'efface. En deux enjambées, elle est tout contre moi. Ses mains s'abattent sur mes poignets, se referment dans le vide. Ses traits émaciés se creusent un peu plus.
          - Tu n'es pas là !
          - Je ne suis qu'une image.
          La louve inspire profondément, faisant saillir ses seins sous le sweat-shirt noir. Pourquoi les louves sont-elles toujours si belles ? Je voudrais la consoler, la serrer dans mes bras, lui offrir ma chair... Je n'en ai pas le pouvoir.
          - Depuis quand n'as-tu pas mangé ?
          - Question stupide. (Elle détourne le regard. Son profil aigu se détache sur le fond faiblement lumineux.) Longtemps. (Ses doigts s'attardent sur la joue d'un danseur. La peau n'en est ni chaude, ni froide. La louve n'éprouve aucune sensation thermique, sinon illusoire ; le tourbillon des électrons lui-même s'est arrêté.) Les moutons sont rares. Quand je t'ai vu, j'ai espéré... J'avais tort.
          - J'ai croisé un troupeau en venant ici.
          Elle étire ses jambes amaigries sur lesquelles flotte un pantalon dont le cuir noir, naguère, moulait ses formes. Ses yeux rouges, seule note de couleur dans son visage monochrome, reflètent son épuisement. L'abattement qui s'empare de moi me surprend ; je croyais n'avoir accès qu'à des ersatz de sentiments transcrits en langage binaire.
          - Loin ?
          - Trop loin pour que tu le rejoignes avant de mourir.
          Elle hoche la tête, résignée. Ses longs cheveux noirs ondulent dans la lumière. J'avais oublié ce qu'était la vie, ce que représentaient les créatures de chair ; même affaiblie, la louve est un océan d'existence dont la présence me stimule. Je voudrais être capable de transgresser la règle de non-intervention.
          - J'ai sommeil.
          - Il doit bien y avoir un lit hors stase dans cette ville.
          Elle bat des paupières, aguicheuse. Mais ce que je prends pour une tentative de séduction n'est peut-être que réaction nerveuse due à la fatigue.
          - Je ne sais pas qui tu es, foutu spectre, ni ce que tu fais là, mais je te remercie. Je m'appelle Sandra. Et toi ?
          - Regard.
          
          Sandra s'est assoupie dans le lit à baldaquin d'une suite impériale au luxe fin de siècle, sans même ôter ses vêtements pour goûter la douceur des draps de soie blanche. Assis à son chevet, je la contemple, cherchant à éteindre ce feu qui brûle en moi. Mais il m'est impossible de la préserver. Je suis dans l'incapacité d'agir ; mon aide reste virtuelle, désespérément immatérielle.
          Parce que je ne suis pas vivant moi-même ?
          Au-dehors, les rouleaux pétrifiés de la mer n'en finissent pas de mourir sur un rivage désert. L'oeil rond de la Lune, dont l'éclat éclipse celui des étoiles, ne cille ni ne scintille. Une silhouette se dresse au bout d'une jetée, drapée dans une robe blanche de banshee. J'essaye de me persuader que tout ceci ne peut être que provisoire, que les gestes avortés vont s'achever, que le temps s'est simplement accordé une pause... En vain. Ailleurs, pourquoi pas ? il suit son cours, mais loups et moutons sont pris au piège d'une infime fraction de seconde devenue éternelle.
          Mon regard revient se poser sur la louve qui dort, couchée en chien de fusil, sa lourde chevelure étalée sur l'oreiller brodé. Contrairement à ceux de sa race qu'il m'a été donné de rencontrer, elle n'a été effrayée ni par mon absence d'odeur, ni par l'impalpabilité de mon corps. Sans doute parce qu'elle est trop affamée pour avoir peur. Je n'ai pu connaître l'éventuelle réaction des moutons ; ils s'enfuient dès que je leur apparais, me prenant pour un loup.
          Ma solitude me pèse. Pourquoi faut-il que celle qui en est venue à bout soit condamnée à mort ?
          
          - Tu as tué beaucoup de moutons ?
          Elle plonge son regard dans le mien. Les loups possèdent un certain pouvoir hypnotique ; bien qu'il soit sans effet sur moi, je ne peux m'empêcher de frissonner en affrontant les pupilles sanglantes de Sandra. Mes réactions et mes sentiments sont parfois bien humains.
          - Quand c'est arrivé, j'étais le seul agissant de la banlieue où je vivais. J'ai cru devenir dingue ! Quand la faim a commencé à se manifester, j'ai cherché de quoi manger, mais je n'ai rien trouvé. Par contre, j'ai rencontré deux autres rescapés. Nous avons allié nos efforts et, des jours durant, nous avons hanté les magasins, pour tenter d'arracher à la stase ne fût-ce qu'une boîte de conserve... (Sandra secoue la tête.) Nous n'étions pas des loups. Pas encore. Si le hasard l'avait voulu, nous serions devenus des moutons.
          « Nous n'étions pas tellement copains, tous les trois. Pour éviter la bagarre, j'ai dû me partager entre Marc et Julien. Ils voulaient baiser - c'est le mot - tout le temps. Je crois que ça les aidait à oublier. Mais ils ont fini par se lasser des parties de jambes en l'air. Tu vois, ça m'a plutôt soulagée... Enfin, un jour, à cause de sa faiblesse, Julien est tombé du troisième étage. On n'a pas hésité une seule seconde. D'abord parce qu'on n'avait rien à foutre de lui - et surtout, parce qu'il était devenu, en mourrant, de la nourriture !
          - Et cela a fait de vous deux des loups...
          - Je crois que la première nourriture détermine la direction que prend la mutation. (Elle enfouit son visage dans ses mains. Quand elle ose à nouveau me regarder en face, des larmes brillent dans ses yeux.) Un peu plus tard, quand Julien a été... fini, on a rencontré un mouton. Ça a été instinctif. Dès qu'on a vu ses joues rondes et sa chevelure de laine, on lui a sauté dessus. Il n'a pas compris ce qui lui arrivait. Il n'avait certainement jamais vu de loup... Il est venu à nous, tout souriant, heureux de trouver des êtres vivants - et nous l'avons tué ! Ce n'est que plus tard encore, quand on a découvert tout un verger hors stase, qu'on a compris que quelque chose avait changé en nous. Les fruits nous ont rendus malades...
          - Les loups n'assimilent pas la nourriture des moutons. J'ignore si la réciproque est vraie.
          Elle joue avec sa cigarette éteinte. À son réveil, elle a mis la main sur une cartouche de gauloises ; j'ai l'impression qu'elle sent plus ou moins ce qui est figé et ce qui ne l'est pas. Un aspect de la mutation ?
          - Le mouton a duré un bon moment, mais on a fini par se retrouver aussi affamés qu'avant. Marc a essayé de me tuer. Je me suis défendue. C'était horrible ! Nous étions deux fauves luttant pour leur survie, deux carnassiers rendus fous par la faim ! J'en conserve encore des traces, regarde ! (Elle a soulevé son sweat-shirt ; son sein gauche porte l'empreinte mal cicatrisée d'une dentition humaine ; des griffures violacées zèbrent son flanc.) L'un de nous devait y passer ; j'ai eu la chance de lui ouvrir le crâne avant qu'il ne m'égorge...
          - Je ne savais pas que les loups pouvaient se manger entre eux.
          - Ils ne le peuvent pas, réplique Sandra. J'ai tout vomi. Seule la viande de mouton... Quand j'ai compris que sa mort avait été inutile, j'ai marché vers le Nord. J'avais de plus en plus faim... Mais j'ai continué à marcher, plus faible à chaque kilomètre parcouru... Et maintenant, j'ai peur de la mort.
          - Nous allons partir d'ici.
          - Non, j'abandonne. Je ne peux plus faire un pas.
          - Nous trouverons un véhicule.
          - Aucun de ceux que j'ai vus n'avait échappé à la stase.
          - Je chercherai pour toi.
          
          Le vélomoteur suit le littoral à une allure réduite. Dans ce monde de silence, les pétarades de son moteur semblent démesurées, presque obscènes. L'air lui-même les amplifie, leur fait écho, répercutant à l'infini le bruit saccadé des explosions enchaînées.
          Les villages que nous traversons présentent tous le même spectacle de musée de cire : enfants adoptant des postures acrobatiques, animaux familiers souvent figés au milieu d'un bond, le corps tendu, les pattes raidies au-dessus du sol, adultes réunis par groupes qu'auréole parfois un nuage de fumée solide qu'aucun vent ne vient déformer. La nuit venait de tomber quand l'événement s'est produit. Dans d'autres fuseaux horaires, les rues sont vides, ou emplies d'une foule aux remous aussi hiératiques qu'aujourd'hui les vagues de la mer. Cet univers n'est pas tout à fait mort, mais peu s'en faut. Quand le dernier loup aura mangé le dernier mouton...
          À l'entrée d'un hameau, un adolescent rieur serre la main osseuse d'un squelette gisant à terre, vêtu d'une robe à fleurs. Je ne peux m'empêcher d'imaginer la jeune fille prisonnière, incapable de se dégager de l'étreinte de son amoureux, s'affolant, cherchant tout d'abord à écarter les doigts pétrifiés, voire à les briser, puis frappant, martelant la chair rigide, en pleurs, se débattant de longues heures avant de s'effondrer dans une position de total découragement, attendant la mort désormais inévitable... Pourquoi suis-je toujours hanté par des pensées de cet ordre ? Pourquoi la fin d'une vie me rend-elle malade ?
          Sandra a du mal à conserver l'équilibre du vélomoteur. Elle tombe de sommeil et d'inanition. Il faut que nous trouvions des moutons ! Mais nous ne pouvons compter que sur la chance, à la condition qu'elle ne soit pas, elle aussi, en stase.
          - Arrêtons-nous.
          - Pas encore. Il y a des moutons dans le coin.
          - Que feras-tu s'ils sont trop nombreux ?
          - Les moutons fuient les loups, ils ne les tuent pas.
          - Ils ne les mangent pas, mais rien ne les empêche de les tuer.
          - Alors, je suis fichue.
          Ce subit défaitisme me hérisse. Je voudrais empoigner la louve, la secouer pour la tirer de son apathie... Je ne peux que hurler :
          - T'es-tu vue ? Une morte-vivante ! Ces moutons, nombreux ou pas, sont ta dernière chance ! Tu en piégeras un, puis, une fois tes forces retrouvées, les autres constitueront des proies faciles...
          Ses doigts se referment sur la poignée du frein. Le vélomoteur s'arrête. Sandra coupe les gaz et appuie l'engin contre un arbre.
          - J'ai besoin de dormir. Qui dort dîne, c'est bien connu.
          Elle s'étend sur le bas-côté, considérant avec tristesse l'herbe dont les brins, en apparence si moelleux, sont autant de poignards effilés. Elle dort déjà, la tête appuyée sur ses bras repliés, ses paupières rougies masquant ses yeux languides. Sous le pantalon de cuir, ses cuisses ont l'épaisseur qu'avaient jadis ses bras. Je n'ai encore jamais vu personne dans un tel état de cachexie. Où trouve-t-elle l'énergie nécessaire à ses mouvements ?
          
          Le panneau publicitaire vante les mérites d'une chaîne de boucheries. En son centre est cloué un loup exsangue : un pieu de bois traverse sa poitrine et le support de l'affiche ; bras et jambes sont percés de pointes de toutes tailles ; le visage martelé ne ressemble plus qu'à une écuelle de pâtée pour chiens. Il y a du sang partout, en taches étirées évoquant un lettrage pour générique de film d'horreur. Je réalise soudain que ce sont bien des lettres, réparties en quatre mots :
          LOUP TON SORT DEMAIN

          Sandra s'effondre, entraînant le vélomoteur dans sa chute. Une fois de plus, mon impuissance me torture. Je ne peux qu'attendre.
          Nous sommes dans un faubourg ouvrier, aux maisons de brique rouge écrasées par les façades d'usines et d'entrepôts. Une cheminée interminable est couronnée d'un panache de fumée torturé, blafarde sur le ciel noir, brutalement interrompu, comme sectionné, son extrémité ayant échappé à l'arrêt du temps.
          La louve revient à elle. Faiblesse et désespoir dans ses yeux de sang. Après plusieurs tentatives manquées, elle parvient à s'asseoir. Nous restons un long moment sans parler. Les mots sont inutiles. Nous savons tous deux que la fin est proche. Sandra n'a même plus la force de se hisser sur le vélomoteur.
          La chance doit être en stase.
          - Tu ne peux pas rester là. Les moutons...
          - Où veux-tu que j'aille ?
          La violence de son ton me prend par surprise. M'en voudrait-elle ? Non, je pense plutôt qu'elle cherche à me chasser pour mourir seule, comme un animal blessé. Sans me départir de mon calme, je lui désigne la porte entrouverte d'un pavillon. À l'intérieur, elle sera tranquille, elle pourra agoniser en toute quiétude. Mais est-ce bien la peine de le lui préciser ? Nous communiquons au-delà des mots, la situation elle-même étant suffisamment éloquente. Nos phrases, nos gestes, nos regards charrient la mort, bien qu'elle ne soit jamais nommée.
          La louve progresse à quatre pattes, famélique parodie de l'animal dont elle porte le nom. Elle se glisse dans la maison. Quand je pénètre à mon tour dans la cuisine déserte, Sandra gît sur le carrelage, haletante, incapable d'aller plus loin. L'abandonnant sur quelques mots d'encouragement, je fais un rapide tour du propriétaire. La famille au grand complet, des parents au bâtard interrompu dans ses frétillements, est réunie dans le salon, fascinée par l'image d'un joueur de tennis stoppé en plein effort sur l'écran de télévision, qui ferait une très bonne couverture de magazine sportif.
          Sandra a atteint le couloir moquetté de vert. Elle rampe désormais, lourde malgré sa maigreur. Infinie pesanteur d'un corps qui achève de brûler ses réserves d'énergie. Ses lèvres se confondent avec son visage. Je peux entendre les battements irréguliers de son coeur.
          - Je pars à la recherche des moutons.
          - C'est inutile... Tu le sais...
          - J'ai le droit d'essayer.
          - Regard...
          J'ai déjà quitté la maison, une douleur sourde pulsant au creux de mon absence de ventre. Comment la simple image que je suis peut-elle souffrir ? Je me croyais à l'abri de ce genre de désagrément.
          
          Là où la banlieue cède la place à la ville se dresse un hôpital en construction. L'une de ses tours, inachevée, constitue un observatoire idéal. Je presse le pas ; je pourrais me déplacer quasi instantanément, mais ces derniers temps, mes actes et mes attitudes tendent à l'anthropomorphisme. Je singe l'homme, caricature immatérielle, poursuivi par les traits creusés de Sandra - blafarde ta peau, rouge ton regard...
          Je me fige, un instant identique à ces milliards de mannequins qui parsèment la Terre, présentant toutes les modes dans une vitrine à l'échelle planétaire. L'aile de l'hôpital où je comptais me rendre a échappé à la stase ; les moutons s'y sont installés.
          Deux d'entre eux montent la garde, fusil de chasse cassé à la saignée du coude. Le loup mutilé n'était pas un avertissement gratuit. Ce troupeau, visiblement sédentarisé, est le mieux organisé qu'il m'ait été donné de rencontrer, si j'en juge par les uniformes gris souris des deux hommes, la triple rangée de barbelés entourant la base de la tour et la jeep qu'un troisième mouton bricole un peu plus loin. Je parierais que les caves regorgent de matériel et de victuailles. Ils ont dû écumer le secteur. Organisés - donc, dangereux.
          Combien sont-ils ? Comment ont-ils réussi à accumuler un tel stock ? Un homme sur trente mille, à peine, a échappé à la pétrification ; pour les objets, la proportion est plus faible encore. Statistiquement, un loup a plus de chances de se mettre un mouton sous la dent que ce même mouton n'en a de trouver fruits ou légumes hors stase.
          Pourtant, la louve se meurt au fond de la banlieue, tandis que ces moutons sont prospères et bien nourris.
          Je dois trouver une solution sans attendre. Sandra est trop faible pour assurer elle-même sa subsistance. Sans mon aide, elle est perdue. Mais que puis-je faire pour elle, moi qui n'ai pas de corps ?
          Des enfants jaillissent de la tour. Tous ont la bouille rondelette des agneaux en parfaite santé. Étrange... Jusqu'ici, aucun des troupeaux que j'ai croisés ne comportait d'agneau ; les loups leur avaient fait leur affaire. Seule la sédentarité permet la survie d'enfants. Je crois avoir trouvé cette solution que je cherchais.
          A condition de faire vite, car le temps presse.
          
          Comment puis-je parler de temps, moi qui suis né avec la catastrophe ?
          Certes, les informations que contient ma mémoire ont été compilées bien avant cette chute d'une partie de l'humanité dans une infinie fraction de seconde - et peut-être l'ont-elles été en prévision d'un événement comme celui-ci - mais le souvenir du temps n'en apporte pas la connaissance.
          Parfois, j'ai la sensation que ce n'est pas ma mémoire qui répond aux incessantes questions qui me hantent. Comme si quelqu'un m'épiait en permanence et me fournissait les éléments qu'il juge indispensables tout en censurant les autres.
          Je ne suis personne, et à peine quelque chose.
          Je crois que ce monde n'a pas été créé accidentellement, qu'il s'agit d'une quelconque expérience dont je suis le témoin désigné, fort de tout un bagage qui ne m'appartient pas en propre.
          Un bagage ? Plutôt un fardeau.
          
          Ces moutons se sentent en sécurité. Sans doute n'ont-ils pas vu de loup depuis un bon moment ; celui qu'ils ont crucifié sur l'affiche commençait à sentir. Ma tâche n'en sera que plus facile, car la méfiance est mon adversaire.
          Trois agneaux viennent dans ma direction. Criminel de laisser des enfants se promener sans protection dans un monde comme celui-ci. Je m'éloigne vivement, glissant d'ombre en ombre. Il n'est pas encore temps de me montrer.
          Les agneaux passent devant moi, discutant de ce qu'ils vont faire dans l'immédiat. Leurs voix aiguës s'affrontent avec cet entêtement qui est celui des enfants. Ils ne sont pas d'accord au sujet du jeu auquel ils vont se livrer. J'écoute à peine leur babillage, souhaitant qu'ils se séparent.
          Ils s'éloignent, tortillant leurs postérieurs dodus. Sandra, j'en suis certain, en aurait l'eau à la bouche. Un sentiment contradictoire me vrille, aveuglant. Ces enfants sont la vie, mais la louve l'est aussi. Ai-je le droit d'effectuer un choix, de me substituer au destin ? Une existence en vaut-elle une autre ? Ce dilemme me torture. Qui, de Sandra ou de l'un des agneaux, est le plus digne de vivre ? Je n'arrive pas à me décider. Aurais-je donc une conscience ?
          Arrivés à un carrefour, les agneaux se séparent. J'emboîte le pas au plus jeune, dont les joues pleines font plaisir à voir. L'instant crucial est proche. Je ne dois pas douter. La survie de Sandra dépend de mon inflexibilité.
          J'apparais soudain devant l'enfant, surgissant du néant. Il tressaille, fait mine de s'enfuir.
          - Ne crains rien. Je ne suis pas un loup.
          - Tu sens pas comme un mouton !
          Il recule pas à pas, cherchant un refuge du regard. On lui a fait la leçon.
          - Je suis un fantôme. Je ne peux pas te faire de mal.
          - Un fantôme ? Y en a pas, c'est des âneries !
          La plupart des anciens mythes ont disparu avec l'arrêt du temps ; seule subsiste la peur du Grand Méchant Loup, regroupement de toutes les angoisses. Je me souviens d'un troupeau de moutons que j'ai pu observer en demeurant invisible. Ses membres avaient retrouvé un vieux projecteur Super 8 et se passaient tous les soirs Les trois petits cochons, par pur masochisme.
          J'ai joué là-dessus. Les fantômes n'inquiètent plus, car ils ne sont plus liés à une quelconque notion de danger. Je tends une main vers l'enfant hésitant.
          - Essaye de me toucher.
          Il avance une menotte timide, prêt à fuir si je fais le moindre mouvement menaçant. Ses doigts potelés plongent à travers mon apparence. La peur le quitte.
          - Pourquoi je peux pas te toucher ?
          - Parce que je ne suis pas là.
          - Où t'es, alors ?
          - Nulle part...
          - Et ça fait quoi, un fantôme ?
          - Ça donne des cadeaux.
          Moue soupçonneuse.
          - C'est sûr, ça ?
          - Puisque je te le dis.
          - T'en as un pour moi ?
          - Oui, un superbe. Mais il faut que tu viennes avec moi.
          - Tu peux pas l'apporter ?
          J'écarte les mains, paume en l'air, essayant d'arborer l'expression la plus innocente possible.
          - Je ne peux rien prendre.
          - Il est loin, le cadeau ?
          - Non, un quart d'heure à pied.
          - On y va ?
          
          - Tu m'attends ici ? Je vais voir s'il n'y a pas de danger.
          - Pourquoi y en aurait ?
          - Un loup a pu trouver le cadeau...
          Je pénètre dans la maison. Le doute est toujours là, obstiné. Je ne peux m'empêcher d'éprouver une affection toute paternelle pour l'agneau. Mais mon sentiment envers Sandra est plus fort que tout. Elle doit vivre.
          Elle gît dans le couloir, inconsciente. Le soulèvement irrégulier de sa poitrine m'indique qu'elle vit encore. Je l'appelle doucement. Ses paupières boursouflées se soulèvent sur un regard vide qui s'anime peu à peu, tandis que je continue à murmurer son nom. Elle me reconnaît enfin, tente de s'asseoir mais retombe en arrière, molle, sans volonté.
          - Regard... Tu es revenu ?
          - J'ai de la viande pour toi.
          - De la viande ?
          Elle est à genoux, s'appuyant à un meuble branlant. Les efforts qu'elle accomplit pour se redresser déforment ses traits d'une horrible manière. Sa laideur m'effraie. Ce n'est plus une femme que j'ai devant moi, mais un fauve, un carnassier affamé. Ai-je fait le bon choix ? Je voudrais tant cesser de douter.
          - J'ai attiré un agneau.
          - Où est-il ?
          Elle m'a interrompu, obnubilée par la proximité de la nourriture. Un filet de salive coule le long de sa mâchoire. Réflexe pavlovien.
          - Dans le jardin.
          Elle titube jusqu'à la porte. Pour la millième fois, je me demande où elle trouve la force de se déplacer. Son corps n'est qu'une carcasse vide, une peau trop grande, flasque, flottant sur un squelette prêt à tomber en poussière.
          Elle est dehors. Ses yeux engloutissent le regard de l'enfant ; malgré sa terreur, il ne peut s'enfuir. Sandra se rue sur lui, les ongles brandis, les dents découvertes en un rictus d'avidité. Un fauve, vraiment. Elle s'empare de l'agneau, se prépare à lui broyer la gorge entre ses crocs...
          - Tire-toi !
          Elle l'a lâché et repoussé loin d'elle. Ses jambes se dérobent sous elle. Recroquevillée sur le sol, elle insulte l'enfant, le supplie de s'en aller. L'agneau ne comprend pas ce qui lui arrive. Il reste là, immobile, le visage déformé par la peur.
          - Mais fous le camp, petit con !
          Elle bondit sur lui, s'effondre à ses pieds. Ses ongles déchirent le bras dodu. L'enfant, réalisant enfin ce qui se passe, s'enfuit à toutes jambes dans la direction de l'hôpital. Il va rameuter le troupeau. Ils viendront, avec des hiens et des fusils, pour débusquer la louve et la tuer. Puis ils s'acharneront sur son cadavre, comme des lâches qu'ils sont.
          - Pourquoi as-tu fait ça ?
          - C'était un enfant...
          Sa voix n'est qu'un murmure imperceptible, un filet ténu entre ses lèvres sans couleur.
          - Et alors ?
          - Es-tu insensible ? Je n'ai pas pu, c'est tout...
          - L'instinct maternel ?
          - Trouve ça ridicule si tu veux... Oui, l'instinct maternel, foutue machine, mécanique de merde... Oh, je sais ce que tu es, maintenant... Je l'avais oublié, mais ça m'est revenu... Regard... L'Oeil de la Science... On a fait tout un battage autour de toi, avant... Tu te crois une image ? Tu es moins que ça encore... Pas même l'image d'une image !
          Elle retombe, évanouie, me laissant seul.
          
          Ce monde est bien une expérience.
          Je songe à ce nom que m'a donné Sandra. L'Oeil de la Science...
          Il était impossible d'explorer les mondes extérieurs au Système solaire, de visiter le fond des océans ou l'atmosphère des planètes géantes... Trop de problèmes techniques. On a donc mis au point un programme sans précédent qui, injecté dans un ordinateur couplé à divers appareils, permettait de projeter une image qui jouerait également le rôle d'une caméra, d'un oeil virtuel qu'aucune condition extérieure n'empêcherait de fonctionner...
          À présent, les informations affluent. L'assemblage de circuits qui m'a donné le jour ne me cache plus rien.
          Cet ordinateur a échappé à l'arrêt du temps. Peut-être même l'a-t-il plus ou moins suscité. Après avoir étudié la situation, il m'a envoyé parcourir cette Terre malade. Parce qu'un témoin était nécessaire dans le cas, fort improbable, où le temps reprendrait son cours normal.
          Nous sommes sur un bras mort, un méandre fermé du fleuve temporel, où les bases sur lesquelles repose la réalité ont subi de profondes modifications. C'est pourquoi les rescapés sont devenus des loups et des moutons, et que j'ai pris conscience, m'humanisant peu à peu...
          Sandra avait tort. Je ne suis plus une machine, ni même son émanation. Mon créateur a perdu tout contrôle sur moi ; devenu autonome, je dispose désormais d'une caricature de sensibilité humaine.
          Et je souffre, moi qui aime la vie, de la voir s'étioler, s'acheminer vers sa destruction. Mais je ne suis que l'image d'une image... Une apparence ténue, sans le moindre pouvoir.
          Je voudrais que Sandra revienne à elle, qu'elle me manifeste une quelconque affection, car j'ai besoin d'amitié - d'amour, peut-être... Mais comment demander à qui que ce soit d'éprouver le moindre sentiment - mis à part la haine - pour une simple illusion ?
          J'entends déjà les chiens aboyer. Il me semble qu'ils crient mon nom, mais ce n'est qu'une hallucination née de ma tristesse. Je crois que j'aimerais qu'ils me sautent à la gorge, qu'ils me déchirent de leurs crocs...
          Mais voilà : je n'ai pas de gorge, ni de corps. Il m'est impossible de mourir, à moins que quelqu'un ne détruise la machine qui m'a créé.
          Mon existence ne durera qu'une fraction de seconde. Qui ne finira jamais.
          
          Sandra vient de mourir.


© Roland C. Wagner. Tous droits réservés.
Texte reproduit avec l'aimable autorisation de l'auteur.

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