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Extrait de roman :

LA BALLE DU NÉANT

Roland C. Wagner

(© L'Atalante, mai 2002)


couverture

PROLOGUE

Le colonel Fischer possédait la réputation d'être l'homme ayant passé le plus grand nombre d'années dans l'espace, et tout laissait à penser qu'elle était méritée. Pourtant, à la différence des Héros de l'Humanité, ces astronautes légendaires auteurs des premiers vols vers Mars et la Ceinture, il n'avait jamais quitté la proche banlieue terrestre. Et s'il lui était souvent arrivé de séjourner sur la Lune, jamais il n'était redescendu au fond du puits de gravité de sa planète natale.
      Il observa le jeune homme qui se tenait devant lui, debout de l'autre côté du bureau métallique. Grand et mince, l'intrus était vêtu d'une chemise blanche de coupe indienne et d'un incroyable pantalon bouffant taillé dans un tissu à grosses fleurs violettes ; un turban noir, où était piqué un badge portant l'inscription
Fuck l'armée en lettres jaunes sur fond mauve, venait compléter ce déguisement. Ses pieds étaient bien entendu chaussés des sandales spéciales que tout le monde portait à bord de la station La Vigilante : constituées d'un polymère fractal où s'ouvraient de multiples trous formant ventouse, leurs semelles étaient capables de s'accrocher sur n'importe quel matériau lisse. Un détail indispensable en un lieu où régnait l'apesanteur.
      Comment ce type avait-il pu passer si longtemps inaperçu avec une pareille dégaine ? Cela demeurait un mystère pour le colonel. La base spatiale n'était pas assez grande pour que l'on pût s'y cacher plus de quelques heures à la vue de ses habitants, même en disposant de complicités parmi ces derniers. Néanmoins, l'intrus avait vécu un certain temps à bord avant d'être débusqué. Il avait mangé, dormi, flâné, peut-être même étudié ou travaillé, sans que nul ne se demandât qui il était, d'où il venait, ni ce qu'il faisait là.
      - Asseyez-vous, dit le colonel.
      L'homme obéit, choisissant une chaise à dos droit. Ses mouvements souples et déliés possédaient une élégance naturelle. Il paraissait tout à fait à l'aise, bien qu'il risquât une inculpation pour espionnage.
      - Alors, c'est vous qui allez choisir à quelle sauce je serai mangé ?
      Les intonations de sa voix trahissaient sa jeunesse. Il ne devait avoir guère plus de dix-huit ans, ce que confirmait la rareté des poils qui parsemaient ses joues et son menton.
      - En quelque sorte, répondit le colonel. Etant l'officier de plus haut grade à bord de
La Vigilante, c'est à moi qu'il revient de décider s'il convient de simplement vous expulser ou de vous traduire devant un tribunal militaire.
      - Un tribunal ?
      Il ne paraissait pas avoir envisagé cette éventualité. Qui pouvait-il bien être ? De quelle manière était-il monté à bord ? Depuis quand s'y trouvait-il ? Et pourquoi nul n'avait-il remarqué sa présence jusque-là ? Le but de cette entrevue était précisément d'obtenir la réponse à ces questions, afin de pouvoir fournir un rapport complet aux autorités compétentes. En théorie, cela leur permettrait de prendre des mesures pour éviter qu'une telle chose se reproduisît, mais il y avait longtemps que le colonel ne se faisait plus d'illusion sur l'efficacité de ses supérieurs. L'armée européenne n'était plus qu'un fantoche, un épouvantail bien incapable de jouer son rôle en cas de conflit.
      Elle était obsolète. Inutile, comme toutes les armées. Car, s'il fallait en croire sociologues et historiens, prospectivistes et psychologues, politiques et philosophes, il n'y aurait plus de guerre. Plus jamais.
      L'Humanité commençait enfin à s'assagir.
      - Votre cas est grave, expliqua le colonel. Vous vous êtes introduit subrepticement dans une zone militaire interdite au public. Durant la Guerre du Turkestan, on fusillait pour bien moins que ça. Mais maintenant... (Il eut un geste évasif.) Quel est votre nom ?
      - Temple Sacré de l'Aube Radieuse, mais vous pouvez m'appeler Tem.
      - Millénariste ?
      - Mes parents le sont. J'ai grandi dans la Tribu de la Haute-Auvergne, dans une communauté rurale. Mais je ne me considère pas moi-même comme un millénariste - plutôt comme une sorte de mystique syncrétiste.
      Le colonel Fischer balaya d'un geste la dernière partie de la phrase. Il y avait des années qu'il s'était désintéressé des questions bassement religieuses, pour se concentrer sur une foi simple et réconfortante. Là-bas, sur la boule bleue et blanche qui roulait tout au fond du puits de gravité, la spiritualité dogmatique était plus à la mode que jamais, mais ici, en orbite, à des milliers de kilomètres d'altitude, l'homme n'avait d'autre choix que d'écouter ce qu'il ressentait au fond de lui-même. Le sentiment d'immensité, voisin du sacré, qui emplissait le coeur du colonel lorsqu'il contemplait l'espace infini, n'avait rien à voir avec les querelles "métaphysiques" des Nouveaux Fils du Renouveau sans Précédent ou de la Petite Eglise Lysergique.
      Elevé dans la religion protestante, il n'avait jamais remis en cause l'enseignement reçu au temple dans sa jeunesse. A ses yeux, un mystique syncrétiste ne pouvait être qu'une créature étrange, dont la quête spirituelle menait tout droit aux sectes les plus efficaces en matière de publicité - Eglise de Scientologie ou Culte de Michael Jackson. A moins qu'il ne s'agît d'un agnostique, ce qui était encore pire. Comment pouvait-on croire sans accepter au préalable une Révélation quelconque ?
      Le colonel jeta un coup d'oeil par le hublot allongé qui s'ouvrait sur sa droite. Un large croissant de lune y étincelait sur fond d'étoiles - l'empreinte du Créateur.
      Il reporta son attention sur Tem, non sans difficulté.
      - Comment êtes-vous arrivé ici ?
      - Je suis monté à bord de la navette hebdomadaire à l'astroport de Kourou. Ça faisait deux semaines que je zonais en Guyane et je me suis dit que j'irais bien faire un tour Là-Haut, pour voir si ça ressemblait à ce qu'on m'en avait dit.
      - Vous n'aviez pas d'autre motivation ?
      - Ça m'excitait de m'incruster dans une base de l'armée. J'ai été élevé dans un esprit de non-violence et de respect de l'autre. Or, les soldats sont des instruments par lesquels la violence humaine s'extériorise
légalement. Disons que j'étais curieux de voir à quoi pouvait bien ressembler la vie parmi les militaires. Sans a priori.
      Le colonel fronça les sourcils, se demandant si son interlocuteur n'était pas en train de se moquer de lui. Mais il n'y avait nulle trace d'ironie dans la voix ou dans les yeux de Tem. Aussi difficile à croire que cela pût paraître, il disait la vérité.
      - Bon. Donc, vous êtes monté à bord de la navette sans vous faire remarquer. De quelle manière vous y êtes-vous pris ?
      - J'ai enfilé une combinaison de vol dans un vestiaire et je me suis mêlé aux passagers. Il y en avait plus d'une dizaine ; ce n'était donc pas difficile.
      - Et personne ne vous a rien demandé ?
      - Non. Vous savez, en général, les gens ne font pas tellement attention à moi... (Le jeune homme hésita.) Autant vous le dire tout de suite, je suis un
transparent.
      Quelque chose se glaça derrière la nuque du colonel. Il aurait dû se douter qu'un fils de millénaristes disposerait d'un Talent parapsychique quelconque, et regrettait à présent de ne pas avoir sollicité la présence du psychiatre du bord lors de cet entretien ; il s'était toujours senti mal à l'aise en face de ceux que Multimed qualifiait de "mutants", et pour lesquels le Néocortex virtuel fourmillait de néologismes éphémères tous plus tirés par les cheveux les uns que les autres.
      - Vous voulez dire que les autres n'ont pas conscience de votre présence ? Pourtant, je vous vois, je vous entends, je vous parle. Je
sais que vous êtes là...
      Il se souvint de l'effort qu'il lui avait fallu effectuer pour s'arracher à la contemplation de la Lune ébréchée par l'ombre de la Terre ; un bref instant, il avait bel et bien oublié qu'un hôte clandestin se trouvait avec lui dans la pièce.
      Tem sourit. Malgré lui, le colonel ne pouvait s'empêcher de le trouver sympathique. Ce n'était encore qu'un gosse, un adolescent un peu attardé qui ne mesurait pas tout à fait les conséquences de ses actes. Mais avait-il droit pour autant à une quelconque indulgence ? C'était ce que Fischer allait essayer de déterminer au cours des prochaines minutes.
      - C'est normal, maintenant que vous m'avez
remarqué. On a attiré votre attention sur moi, il vous est facile de la maintenir focalisée. Mais dès que je serai hors de votre vue, vous éprouverez des difficultés pour vous rappeler à quoi je ressemble, et le souvenir de notre discussion deviendra flou dans votre mémoire... (Subitement volubile, il enchaîna, après un bref temps de réflexion :) Je vais essayer d'être plus clair... Lorsque vous marchez au milieu de la foule, vous ne pouvez matériellement vous intéresser à tous ceux que vous croisez. Mettons que vous regardiez, remarquiez une personne sur dix... Eh bien, je fais toujours partie des neuf autres. La plupart des gens ont tendance à ne pas me voir vraiment - et à m'effacer aussitôt de leur esprit. Aucun de mes copains d'enfance ne se souvient de moi, et lorsque je phone à ma mère, il lui faut toujours quelques secondes avant de se rappeler qu'elle a aussi un fils du nom de Tem.
      Le colonel commençait à saisir l'origine de la désinvolture affichée par l'intrus. Celui-ci avait tellement l'habitude de passer inaperçu qu'il éprouvait en permanence un sentiment d'invulnérabilité, assez fort pour obnubiler tout ou partie de sa perception du danger. Un instant, le vieux soldat essaya d'imaginer ce qui pouvait bien se passer dans la tête d'un individu possédant un tel pouvoir, et il songea que c'était un bienfait que ce Talent eût échu, dans ce cas précis, à quelqu'un ayant reçu l'éducation de la Troisième Tribu. On pouvait dire tout ce qu'on voulait au sujet des millénaristes, mais ils savaient élever leurs gosses sur le plan moral. Pas de voleurs ni de tueurs dans leurs rangs. Pas de politiciens ni d'escrocs non plus, d'ailleurs. S'ils n'avaient pas eu la tête farcie de toutes ces stupidités au sujet de la Psychosphère et des Archétypes incarnés, on aurait pu considérer les adeptes du Millénarisme comme des gens sains et lucides.
      - Je vois, dit le colonel. Je suppose que j'ai dû vous croiser des dizaines de fois sans vous remarquer ?
      - Des centaines. Et si je n'avais pas poussé un peu loin le bouchon côté vestimentaire, vous auriez continué à le faire pendant des mois, voire des années... Mais vos hommes sont tellement obtus à ma présence que je n'ai pas pu résister à la tentation de voir jusqu'où je pouvais aller.
      - Apparemment, vous l'avez découvert, laissa tomber le colonel, pince-sans-rire. Depuis quand êtes-vous à bord ?
      - Je suis arrivé fin mars - en 48.
      Vingt-et-un mois ! A nouveau, le colonel eut l'impression d'être confronté à quelque chose qui le dépassait, et la sensation de froid revint au creux de sa nuque. Il n'imaginait que trop bien les conséquences si Tem n'avait pas été un doux illuminé, mais un espion d'une quelconque technotrans. Mais que pouvait-on faire contre un transparent ? Renforcer les sécurités informatiques ?
      Il dut faire un effort pour rassembler ses idées avant de passer à la suite de l'interrogatoire.
      - Où dormiez-vous ?
      - Dans une cabine non attribuée. Ou dans l'une des soutes, mais il y fait un peu froid et la gravité y est trop faible à mon goût. Trop près de l'axe... Pour les repas, je m'arrange pour arriver au début, quand il n'y a pas beaucoup de monde. Et je mange en vitesse, même si ce n'est pas très bon pour la digestion. J'ai aussi passé beaucoup de temps à la bibliothèque ; personne ne vous pose de questions lorsque vous êtes plongé dans une pile de bouquins et ça m'a permis de combler quelques lacunes dans mes connaissances. J'aime bien m'instruire ; ce doit être parce que je n'ai pas fait d'études. (Il soupira.) L'un dans l'autre, je suis très satisfait du séjour que j'ai fait sur
La Vigilante, et je tiens à vous féliciter pour la tenue de la station dont vous avez la charge.
      - Vous vous foutez de moi.
      - Non, je suis sincère. Vu les crédits dont vous disposez, on peut dire que vous faites des miracles.
      Le colonel ouvrit de grands yeux.
      - Parce que vous connaissez la somme allouée à la station ?
      - Tout le monde est au courant ; je ne vois pas comment j'aurais pu ne pas l'être. C'est d'ailleurs un sujet de mécontentement qui revient très souvent chez vos hommes. Ils se sentent un peu abandonnés - surtout depuis que vous avez dû condamner plusieurs secteurs à cause du mauvais état de la coque.
      - Vous ne m'apprenez rien, grommela le colonel. Et je me demande toujours ce que je vais faire de vous. Cette affaire regarde la Sécurité militaire. (Il souffla bruyamment par les narines, l'air affligé.) Je vais commencer par vérifier quelques détails de votre histoire. Il faudra que vous me fournissiez votre date de naissance, les noms de vos parents...
      - Laissez tomber, conseilla Tem, toujours aussi nonchalant. La navette part dans deux jours. Je ne suis pas sûr que vous vous souviendrez encore de moi quand j'y embarquerai pour retourner sur Terre. Et même les traces écrites disparaîtront, à la longue... Ma soeur Rivière Paisible du Matin Calme dit que je "glisse entre les mailles du filet de la réalité"... Elle aime bien ce genre d'expressions un peu grandiloquentes, ajouta-t-il sur un ton d'excuse.
      Le colonel hocha la tête, d'un air qu'il espérait suffisamment digne. Son inclination naturelle au paternalisme avait tendance à prendre le dessus en face de ce gamin insouciant. Il éprouvait le désir de le protéger plutôt que de le punir.
      Pourtant, s'il y avait une chose dont Temple Sacré de l'Aube Radieuse ne paraissait pas avoir besoin, c'était bien de protection.
      - Vous voulez dire que vous disparaissez des fichiers, comme les millénaristes de la première génération ?
      Tem acquiesça, les yeux pétillants d'amusement.
      - Je m'efface, tout simplement. Il faut croire qu'il ya quelqu'un qui veille sur moi - nulle part, dans la Psychosphère...
      Le colonel haussa les épaules. Face aux églises, aux sectes, aux confréries prétendument mystiques qui, sur Terre, se disputaient un marché juteux, regorgeant de gogos à plumer, les millénaristes apportaient une certaine fraîcheur, car ils étaient les seuls à ne pas faire de prosélytisme. Comme l'avait prouvé Valéry Guillaume en 2021, leur unité possédait une base génétique ; tous possédaient en effet la même séquence d'ADN sur la huitième paire de chromosomes. Cette belle démonstration lui avait valu le Nobel, bien qu'elle ne fournît aucune explication à la plus grande énigme liée à ces mutants : la manière dont leurs noms et toutes les autres références les concernant pouvaient disparaître de tous les fichiers - informatiques ou sur papier - où ils figuraient.
      A ce phénomène troublant, la Troisième Tribu - un nom tiré d'un ouvrage depuis longtemps oublié - avait apporté sa propre réponse : la Psychosphère. Se basant sur des rumeurs datant de la chute des Etats-Unis et piochant largement dans les ouvrages délirants de Hiéronimus Bolgenstein - fondateur de cette pseudo-science au nom improbable : la psychophysique polydimensionnelle -, les millénaristes avaient bâti une construction mentale qui rationalisait la spiritualité, la ramenait à une simple manifestation mettant en jeu un soupçon de métaphysique et une bonne dose de physique quantique - le tout bien entendu mal digéré. Le colonel Fischer n'en savait guère plus à ce sujet, qui ne l'intéressait pas particulièrement en temps ordinaire, mais il lui paraissait insensé que la Science pût expliquer l'Inconnaissable.
      Il avait tendance à se méfier des méta-explications. Dieu n'était pas quantifiable. Ni même quantique, d'ailleurs.
      - Si j'ai bien compris, au cas où je vous laisserais repartir libre de vos mouvements, il ne subsistera plus la moindre trace de votre passage à bord de
La Vigilante d'ici un certain laps de temps ?
      - Exact. Mais ce sera la même chose si vous décidez de m'arrêter. Un garde finira bien par m'oublier, à un moment ou à un autre... Tout ce qui me concerne, ici comme En-Bas, finira par s'effacer. Même l'avis de recherche que l'armée lancera se diluera dans les airs.
      - Je pourrais vous tuer. Qui s'en soucierait ?
      Rien, dans l'expression du jeune homme, ne trahit une quelconque inquiétude.
      - Vous ne le ferez pas.
      - Parce que je vous crois inoffensif ?
      - Par exemple. Et aussi parce que vous m'aimez bien, je le sens. Vous me trouvez bizarre, mais vous m'aimez bien.
      - Ne me dites pas que vous êtes également empathe !
      - Je me contente d'être attentif. Votre visage trahit vos émotions, malgré le contrôle que vous exercez sur vos expressions. Vous êtes un brave type, mon colonel, tous vos hommes le disent. Pas du tout du genre à abattre les gens à tout bout de champ.
      Le colonel soupira.
      - Très bien, je vais vous renvoyer sur Terre sans engager de poursuites contre vous - puisque, de toute manière, ce serait inutile. D'ici là, vous serez libre de vos mouvements. J'aurais préféré vous incarcérer, mais je ne tiens pas à courir le risque que l'on vous oublie dans une cellule au moment du départ de la navette. Cela dit, vous porterez un bracelet-émetteur qui permettra de vous localiser à tout moment.
      - Sage précaution.
      C'était bien de l'ironie. Le colonel choisit de faire la sourde oreille.
      - Trois gardes vous escorteront jusqu'à Kourou. Ils ne vous ôteront le bracelet qu'à la sortie de l'astroport. Au cas où ils vous oublieraient un peu trop tôt, vous n'aurez qu'à le leur rappelé. J'espère que ça ne vous posera pas de problèmes.
      - Ça devrait aller. Je sais comment m'y prendre lorsque je veux qu'on me remarque.
      - Je n'en doute pas, observa le colonel, sarcastique. A force, vous devez avoir l'habitude.
      - Vous permettez que j'aille aux toilettes ?
      - Allez-y. Pendant ce temps, je vais donner les ordres vous concernant.
      Lorsque la porte coulissante se fut refermée derrière le jeune homme, le colonel Fischer pianota sur l'intercom le numéro de la salle de garde. Celui-ci étant occupé, il raccrocha et songea à la conversation qui venait de s'achever. Les traits de Tem étaient un peu flous dans sa mémoire, mais il se souvenait distinctement de sa voix encore adolescente et du badge accroché à son turban, avec son inscription vulgairement antimilitariste. Le jeune homme lui avait pourtant paru plutôt bien disposé vis-à-vis de l'armée, dans laquelle il voyait plus un motif de curiosité qu'un sujet de raillerie. Dans ce cas, pourquoi arborait-il une telle obscénité ? Le colonel aurait dû lui poser la question, mais il était tellement fasciné par le Talent de son interlocuteur qu'il en avait oublié tout le reste.
      Oublier... Il y avait quelque chose qu'il ne devait surtout pas oublier. Appeler la salle de garde, peut-être. Il recomposa le numéro, mais le poste était toujours occupé. Et son visiteur qui ne revenait pas !
      De qui s'agissait-il, au fait ? Il connut un instant de panique lorsqu'il réalisa qu'il ne savait plus
qui se trouvait dans la pièce quelques instants auparavant.
      Puis il oublia qu'il y avait eu quelqu'un, il oublia qu'un intrus était censé embarquer sur la prochaine navette, il oublia même le slogan offensant et l'irritation que lui avait procurée la mention de la Psychosphère.
      Lorsque, deux jours plus tard, le chef du service informatique vint l'avertir qu'une aya expérimentale avait disparu du mini-réseau du satellite, personne, à bord, n'était en mesure de faire le rapprochement avec le jeune homme porteur d'un badge
Fuck l'armée qui était parti ce matin-là par la navette mensuelle.
      Car nul n'en avait conservé le souvenir.
      Pas même la database locale ; Gloria y avait veillé.


Roland C. Wagner. Tous droits réservés.
Texte reproduit avec l'aimable autorisation de l'auteur.

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