La littérature
populaire n'a jamais vraiment été en odeur de sainteté dans les grands salons où l'on cause. Ça
tombe bien, Roland C. Wagner n'aime pas les grands salons où l'on cause. La littérature populaire n'a que
rarement été prise au sérieux, et jamais par ceux qui l'écrivent. Ça tombe bien, Roland C.
Wagner ne se prend pas au sérieux. Les plus grands auteurs de littérature populaire ne sont vraiment devenus célèbres
qu'après leur mort. Qu'arrivera-t-il à Roland C. Wagner ?
Entré
en littérature, tout petit déjà, par la porte de la littérature
populaire,
il reconnaîtra toujours sa dette. « Si je suis devenu écrivain, c'est parce que ça existe. La
littérature populaire, c'est comme le rock. La culture traditionnelle fait peur, pas la culture populaire, le rock fait
moins peur que la musique classique et il en va de même pour la littérature populaire, il n'y a pas seulement
consommation de la culture mais envie et possibilité d'y participer. »
Il aimerait même pouvoir dire avoir appris à lire dans la collection Anticipation du Fleuve Noir ...
Digne héritier des feuilletonnistes du 19ème siècle comme des auteurs de pulps de la première moitié du 20ème,
Roland C. Wagner construit son oeuvre littéraire avec faconde et truculence, empruntant aussi bien aux passés qu'au
présent les inspirations et les techniques qu'il y développe.
FEUILLETONISTE
Comme
Balzac avant lui, précurseur du méta-roman, chacun de ses romans, chacune de ses
nouvelles,
« n'est qu'un chapitre du grand roman de la
société » qui
traite du présent tout en (pour Wagner) s'attaquant à l'avenir. Comme son illustre prédécesseur
dans le feuilleton, il s'attaque à une société dans son ensemble, s'attardant parfois sur les détails
les plus triviaux, « Par ce brassage du réel, [l'histoire du futur selon Wagner] ne se contente pas de
reproduire une [réalité] existante [ce qui serait le comble pour un auteur de SF], elle en crée
une. ».
Et, toujours comme son prédécesseur, pour créer son univers, il utilise la réalité de son temps, les
techniques de ses contemporains. Balzac puis les feuilletonistes parlaient de changements sociaux, de nouvelles et étranges
techniques, utilisaient tous les artifices qu'ils pouvaient inventer ou emprunter. Roland C. Wagner parle des mêmes choses,
adaptées à notre présent et à un éventuel avenir, en utilisant des artifices issus aussi bien de la littérature
populaire de genre que de la série télé ou de la sit-com... L'utilisation de personnages récurrents,
chère à Balzac comme aux feuilletonistes, est chez lui presque une manie qui réjouit le lecteur.
Mais
la réalité dont il use et abuse est forcément la nôtre, sous un jour différent. La science fiction de
Roland C. Wagner, comme la littérature populaire du 19ème siècle, comme la SF des premiers jours ne crée qu'à
partir du présent et de ses composantes. Les plus importantes, présentes chez les meilleurs du genre sont bien entendu les
clichés... « Très important, les clichés : les gens en ont la tête farcie et il est
préférable de s'y conformer - du moins en partie - si l'on désire se parer de l'auréole
de sérieux indispensable à quiconque se fait une spécialité de découvrir les squelettes
dissimulés dans les
placards. ».
La littérature populaire est pétrie de clichés et d'archétypes qui créent généralement
la sensation de familiarité qui plaît tant au lecteur. Comme ceux d'Eugène Sue ou de Léo Malet, les
Mystères de Roland C. Wagner nous parlent d'un monde qui ressemble au nôtre, avec des mots qui sont les
nôtres, chaque détail nous est proche même si l'univers est bien lointain. Les rues de Paris ne changent pas
très vite dans l'imaginaire...
Mais cette familiarité
peut cacher bien des surprises, donner à l'auteur populaire toute latitude pour jouer avec l'imagination de son
lecteur, des clins d'oeil les plus mystérieux (certains personnages comme certaines adresses dans son oeuvre
font référence - de manière très voilée - à des personnages de la vie de l'auteur,
ou à ses collègues écrivains), aux coups de théâtre les plus renversants comme aux traits d'humour
et autres farces qui ne peuvent qu'alléger le récit en lui donnant d'autres dimensions. Les auteurs de polar l'ont
bien compris, eux qui ont si vite pris la place des romanciers sociaux du début du 20ème siècle.
Reprenant les techniques développées par Balzac, Zola, Sue et les autres, il naissent véritablement sur les ruines du
roman feuilleton. Ce sont « les transformations sociales et économiques (...) qui favorisent la naissance du roman
criminel. Il participe du roman populaire frénétique, utilisant les mêmes décors, s'inspirant également
des faits divers et privilégiant les héros énergiques au moment où la grande littérature s'en
détourne. »
Cette définition du roman policier du 19ème siècle pourrait parfaitement correspondre à celle de la
science fiction de la fin du siècle suivant, Roland C. Wagner l'a compris. Ses années 90 sont une véritable
explosion. Du roman policier des débuts au polar des années 50, il y a déjà un bond quantique, quand on y ajoute la
collection Anticipation du Fleuve noir, on obtient un mélange... détonant.
GENESE D'UNE INSPIRATION
Roland Wagner est né
en 1960 à Bab-el-Oued, à la limite du baby boom. Enfant de la guerre et du rock'n'roll, bercé de culture
populaire, d'exil et de contre-culture il se place d'instinct
au centre de la convergence des années 60. Ses lectures l'y confortent, l'y installent.
Grandissant à
l'ombre des pages du Fleuve, Roland Wagner ne pouvait donc pas non plus passer à côté de la littérature
populaire de son temps. Des 2002 volumes que compte la doyenne des collections de science fiction française dont il a l'honneur
d'avoir écrit le dernier, il ne se cache pas de s'être inspiré, comme une bonne partie de sa génération.
« [Mes influences ?] Globalement, le Fleuve Noir... et plus particulièrement Louis Thirion, B.R. Bruss, quelques
Richard-Bessière, un certain esprit de Jimmy Guieu... [Il] croit que de ce point de vue-là, [il] doit même quelque
chose à Daniel Piret, Robert Clauzel, non, peut-être pas Maurice Limat, mais presque tous les autres. » La
familiarité des mondes de la culture populaire l'avaient emmené de l'observation à l'action directe,
elle ne pouvait que laisser sa marque et lui ouvrir ses portes.
Mais la culture
littéraire de Roland C. Wagner n'est pas uniquement française. Il fait partie de l'une des premières
générations françaises à métisser, mâtiner sa culture de référents américains.
Les auteurs de pulps américains de la première heure qu'il a découvert au début de son adolescence,
alliés à l'intérêt tout particulier que tout jeune de sa génération pouvait porter à
la chose américaine, ne pouvaient que le toucher. Auteur populaire s'il en est, dans la structure comme dans le style de
son oeuvre, Robert Anson Heinlein, grand maître des pulps lui apporte le concept d'histoire du futur sur un plateau...
Heinlein c'est l'aventure, les juveniles et le rêve, mais c'est surtout cette entreprise monumentale qu'est la
première histoire du futur, cette idée de génie qui ne pouvait qu'inspirer Roland Wagner. Les « hommages »
qu'il pourra lui rendre sont presque innombrables, du chat Fuzz du Paysage déchiré à la structure même
de Poupée aux yeux morts, son roman grand-oeuvre et sa Porte sur l'été ; « l'avenir
appartient à ceux qui ne craignent pas le
passé » répond
avec superbe au fameux « a generation which ignores history has no past - and no future » des
carnets secrets de Lazarus
Long...
Et puis, pour l'enfant des années 60, Heinlein, c'est aussi En Terre Etrangère, l'ouverture sur le
monde et les spiritualités, l'auteur culte des flower children.
L'enthousiasme
et la liberté de cette période de l'histoire de la science fiction, jetant les bases de l'évolution du
genre chez les anglo-saxons, la tendresse et l'ingéniosité narrative interviennent dans la maturation du lecteur Wagner. Une
porte sur l'été a sans doute été le choc littéraire de l'adolescent, comme Le seigneur
des anneaux a pu l'être pour bon nombre d'autres. Après la découverte du Fleuve Noir et de Heinlein vient
celle des revues et avec elle celle de « la speculative fiction et des trucs complètement déjantés des
auteurs des années 60 et 70 : Spinrad, Dick, Silverberg - pour [lui], ce sont vraiment les trois grands de cette période ».
Dick et son aura d'écrivain maudit, de figure de la contre-culture, encensé par l'intelligentsia de la
science fiction française, « l'imagination au superlatif qui donne à chacun de ses romans la couleur des
rêves psychédéliques ou des délires
psychiatriques »,
qui « n'a jamais sacrifié au mythe de l'homme fort, des Supermen qui dirigent leurs vie comme ils sauvent le monde,
leur préférant les faiblesses et les désarrois psychologiques des
paumés »,
qui remet en question réalité et société... ne pouvait que bouleverser le lecteur adolescent. Poupée
aux yeux morts est sans doute sa Porte sur l'été mais son but premier était avant tout d'écrire
« de la hard science dickienne, psychédélique... » Spinrad apporte un autre regard sur les Etats Unis qui vient
compléter celui du rock et rejoint Dick dans l'amour de l'histoire et l'interrogation sur la réalité
tandis que Silverberg fait rêver, délirer...
SWEET SIXTIES
Dans les années 70
de son adolescence, les golden sixties sont déjà un mythe. La décolonisation est terminée, le pétrole
commence à manquer mais la mythologie du rock et de la révolution n'a pas quitté les cours de lycée
de la banlieue parisienne comme d'ailleurs. Les angoisses de Dick reflètent les interrogations et les angoisses de millions
d'adolescents de part le monde, influence les auteurs français comme Michel Jeury ou Dominique Douay qui à leur tour
influencent de nouvelles générations.
Parler de l'influence
des années soixante sur Roland Wagner revient à parler de sa génération, de son éducation sociale.
L'identité en construction de la banlieue de ces années là - si bien résumée dans les dessins de
Margerin - est à cette image : construite contre la crise sur les fantasmes de la mythologie rock anglo-saxonne des
années 50 et 60. Des noms comme Jim Morrison, Jimmy Hendrickx, Janis Joplin sont magiques quand on a quinze ans en 1975,
cristallisent le mal être de l'adolescent. Mais le rock, c'est la révolte, c'est la liberté, une
guitare, une batterie, une basse... et un chanteur, pas besoin de connaître le solfège, c'est le rêve
américain. Associé à la SF qui ne peut que faire rêver depuis la fameuse Nuit de la lune, c'est l'évasion.
Roland
Wagner a assisté à sa première convention de science fiction en 1974, publié sa première nouvelle
dans un fanzine en 1975. Dans ses premiers textes, tout le désespoir, toute la désillusion d'une décennie explose.
Depuis les nouvelles des années 80, Le serpent d'angoisse, Un ange s'est pendu, les premières versions des
Derniers jours de mai, au premier janvier 1979, il a décidé de son projet littéraire : son histoire du futur se terminera
avec l'éradication de l'humanité par un virus voisin de celui du zona. La désillusion de l'après
soixante-huit, la crise de l'emploi, les années Pompidou comme les années Giscard n'ont pas été
roses pour les banlieues, rouges ou non, la cité emmurée du Paysage Déchiré et ses tours de la honte
stigmatisent la ghettoïsation de la région parisienne et le sentiment d'impuissance de ses habitants.
GENERATION PERDUE
Les
aînés sont partis élever des chèvres sur le plateau du
Livradoisou
s'engager dans l'action
politique.
La contre culture semble être en train de mourir, les héros d'une génération tombent comme des mouches, Janis
Joplin, Jimi Hendrix, Jim Morrison, Che Guevara, seule la radicalisation politique s'enracine et semble porter ses fruits
avec le passage de la majorité à 18 ans et l'autorisation de l'avortement. Les héros
populaires de la jeunesse rebelle marquent le sentiment de désespoir ambiant, autodestructeur : on chante des hymnes à
Mesrine, aux Fractions Armée Rouge pendant que les drogues se vident de toute idéologie... Comme l'art pictural
est mort avec
Kandinski,
la poésie avec les camps de
concentration,
la littérature a disparu avec le
dadaïsme,
le cinéma se heurte à la nouvelle vague ; la science fiction elle-même se politise et se déchire, loin de ses
origines populaires. Une génération entière se bat pour trouver ses repères dans l'hécatombe
culturelle. La bombe a détruit la confiance dans la science, les conservateurs sont au pouvoir partout en occident, seuls les
paradis artificiels semblent offrir une échappatoire.
SEX & DRUGS & ROCK'N'ROLL
Théâtre.
J'ai enfilé mon slip, passé mon t-shirt troué.
Théâtre grec.
J'ai revêtu ma combinaison frappée d'un aigle royal.
Le tueur s'est éveillé avant l'aube.
J'ai bouclé mon ceinturon ; les colts pendaient, anachroniques, sur mes hanches maigres.
Il a enfilé ses bottes.
Le talon de la gauche était fendu en biseau.
Il a pris un visage dans la galerie des ancêtres. (...)
Et il... Et il a marché le long du hall !... »
Mais
face à cette désillusion du consensus culturel, il y a le rock et la SF, de nouveaux jalons, attachés à leur
époque. « En France, la « génération éléctrocutée » du milieu des années
70 donne naissance à plusieurs textes liant SF et rock. Le plus frappant est sans doute
Rock Resurrection
de Joël Houssin (...) De son côté, Christian Vilà, avec qui il a réuni l'anthologie Banlieues
rouges
- tout un programme - publie un roman punk intitulé Sang
futur ;
signalons également que la nouvelles de Vilà dans Banlieues rouges, Les derniers jours de mai, empruntait
son titre au Blue Oyster Cult. On pourrait également citer Suicide d'une pop star de Dominique Douay, un texte
expérimental qui fait honneur à son titre mais, le premier grand roman français mêlant le rock et la SF ne
paraîtra qu'au début des années 80, avec le frénétique Furia ! où Jean-Marc Ligny
revisite la mythologie qui s'est peu à peu développée autour du rock. Tous ces auteurs baignent dans une ambiance où,
comme le dit Pascal J. Thomas, l'on pouvait compter « au nombre de ses certitudes adolescentes celle d'une communauté
culturelle entre science fiction et rock'n'roll ». L'existence de pages consacrées au rock dans les revues
de SF (...) et la présence de rubriques SF et rock dans des supports liés à la contre-culture, tant Actuel que
la myriade de petites publications parallèles de la première moitié des années 70, permettait en effet de le penser,
de même que l'emploi d'une imagerie et de thèmes science fictifs par de nombreux groupes et
interprètes. »
Sex
and drugs and rock'n'roll n'ont pas perdu leur substance. La fascination de Roland Wagner pour le paradis perdu du
rêve psychédélique des années 60 s'attarde sur la convergence, l'ouverture sur le monde, ce qu'il
nomme « le creuset du monde moderne », le moment où l'homme a voulu faire coïncider progrès
et mentalités, cet événement jamais produit auparavant, jamais reproduit depuis. Cette passion pour la grande
remise en question, pour cette histoire toute entière racontée par le rock équilibre le désespoir qui ronge ses années
80. « Le retour aux styles de rock anciens parfois remis au goût du jour, tels le garage punk US des années 60,
fright rock, rockabilly/psychobilly, surf instrumental, qui se produit en parallèle (avec la déferlante punk) amène
une résurgence de l'esthétique des films de série B des années 50, déjà exploités par le
Rocky Horror (Picture) Show
(...) »,
suivi, au tournant de la décennie par la vague new wave technophile « ne transparaît pas dans la SF, sauf
peut-être à travers quelques textes isolés. Au contraire, c'est sur les années 60 que choisit de se
pencher George R.R. Martin en 1983 avec Armageddon Rag, remarquable thriller surnaturel mettant en scène le Nazgûl,
un groupe imaginaire visiblement très inspiré des Doors, dont le chanteur a été abattu en plein concert
en 1969... ».
Pour Roland C. Wagner, tout cela ressemble à un paradis perdu... Avec Chroniques du désespoir et les
premiers romans, il exorcise ses démons et ceux de sa génération, l'exil, la guerre
médiatique,
la drogue : fuir la réalité coûte que coûte ; la communauté des exclus ; la
construction d'une réalité parallèle... thèmes récurrents dans toutes son oeuvre, thèmes
qui évoluent radicalement avec la maturité de l'auteur. La contre culture n'est pas morte avec l'après 68
et la loi sur les stupéfiants de 1970, Roland Wagner le prouve avec chacun de ses textes, malgré le pessimisme militant des
débuts, avec l'humour et l'assurance goguenarde des années de maturité. Killer, le junkie magnifique,
le loser absolu, né d'un rêve ou d'une psychose, mass murderer étrange des Derniers jours de mai,
exécuteur de la sentence échue aux Etats Unis dans Le serpent d'angoisse, paumé amnésique des
banlieues de la psychosphère dans Paysage déchiré traverse le labyrinthe de Lacrymoma, rencontre le maître de
Dragon Rouge et déclenche l'apocalypse pour la renaissance de l'humanité.
SANS JAMAIS SE PRENDRE AU SERIEUX
Parallèlement à
cette construction d'une histoire du futur dans toute la noirceur des premières années, sous divers pseudonymes
dont Richard Wolfram (qu'il reprendra plus tard pour sa « collaboration » avec Jimmy Guieu) il se
défoule sur les nouvelles les plus abracadabrantes et notamment sur le cycle dit « du fandom » où
il met en scène toute une génération de jeunes auteurs et acteurs du milieu de la science fiction française.
Volubile et truculent, il écorche ses contemporains avec tendresse, déchaînant son imagination dans les scénarios
les plus improbables. Cette épopée humoristique qui assied sa présence dans la communauté est prolongée
par la naissance d'un nouveau pseudonyme, Red Deff qui lui permet d'explorer le space opéra entre délire et extravagance.
Les années 80 se
terminaient sur Poupée aux yeux morts, et Les derniers jours de mai, les années 90 commencent avec Les
psychopompes de Klash et Images rémanentes. La charnière est importante pour qui s'intéresse à
Roland Wagner. Avec Poupée et Les derniers jours de mai, il réussi à la fois son grand-oeuvre et
sa catharsis. Il y concentre toutes ses influences : tout son amour et son regard sur la science fiction, Philip K. Heinlein et
Robert A. Dick réunis aux côtés de Michel Jeury, Jack Vance, Clifford Simak, Théodore Sturgeon, mais aussi le
Rocky Horror (Picture) Show ou Le jour ou la terre s'arrêta ; tout le mal être de ses
contemporains. Les derniers jours de mai marque par son fatalisme sa violence et sa crudité, Poupée par
son décalage, son regard critique aigu, son humour et, paradoxalement, son optimisme. Ces deux romans racontent la même
histoire d'un homme en quête de son passé, d'une société en pleine mutation et d'un ennemi en
orbite, la même fin d'un monde ; amorcent clairement le passage vers une nouvelle dimension de l'oeuvre de
l'auteur. Drogues et rock'n'roll y sont présents, comme toujours, mais l'élément le plus important
- que l'on retrouvera (sous une forme bien évidemment différente) dans Cette crédille qui nous ronge
mais aussi dans la fusion millénariste des Futurs mystères de paris - reste la fusion, le gestalt humain qui rassemble
l'énergie vitale et combative de l'humanité entière (ou presque) et qui ne peut que donner naissance à
quelque chose. La psychosphère.
POUR MIEUX RESTER SOI-MEME
Avec
les années 90, Roland Wagner prend un tournant radical, se partageant entre Richard Wolfram qui écrit des space opéra
pour Jimmy Guieu, Red Deff qui fait la même chose mais dans un genre bien plus délirant pour le Fleuve Noir et lui même
qui se contente de nouvelles, d'articles, de critiques... et d'uchronies. Avec Red Deff, dans la lignée de Jack Vance, de
Robert Silverberg et autres Zelazny, il multiplie les rebondissements
et les extraterrestres délirants, les situations ahurissantes et les personnages hauts en couleur. C'est donc tout
naturellement qu'il se lance dès 1996 dans la nouvelle série des Futurs mystères de Paris. « Au
bout de trois ou quatre années de Blade & Baker, [il a] commencé à saturer. (...) [il avait] aussi ce
projet de série polar SF, qui à l'origine n'avait rien à voir avec l'Histoire d'un futur, c'était
un autre truc. Il y avait déjà le détective privé transparent, l'intelligence artificielle,
l'infoxiqué, mais il n'y avait pas l'essentiel : la Grande Terreur. (...) À l'époque, [on
n'arrêtait] pas d'entendre dire que la SF était pessimiste, que la SF française était trop noire,
dépressive etc. Or, entre [ses] anciens bouquins et les Futurs mystères de Paris, il y avait eu quatre ou cinq ans où
[il avait] pondu des Blade et Baker à la chaîne - et où, finalement, le seul moyen [qu'il avait] trouvé
pour s'intéresser à ce boulot, c'était de déraper dans le pastiche et l'ironie. (...) [il
a donc] trouvé logique de donner dans le fun, même si l'humour n'était pas forcément inscrit dans
le projet initial. [Il s'est] dit : «Allez, je vais faire optimiste. On va dire que pour une fois, tout s'est bien
passé et que l'Humanité marche vers un genre d'utopie - d'où la fusion froide, les
astéroïdes décrochés de la ceinture et tout le reste...» »
Restait à faire le
lien avec l'histoire du futur, avec les premières amours, et c'est la Grande Terreur Primitive, jamais vraiment
décrite mais toujours présente, second Big Bang pour l'humanité. Avec la théorie développée
par Michel Viard et Hieronimus
Bolgenstein,
il peut à présent relier tous ses textes. « Au commencement des temps, l'univers comptait onze dimensions,
dont deux temporelles. Mais, par suite d'un déficit en énergie seules quatre d'entre elles ont pu être
pleinement conservées. Les autres continuaient à exister, tellement « rétrécies »
qu'il était impossible de les percevoir. Peut-être même ne subsistaient elles que sous la forme de simples
potentialités ».
Grâce à cette idée de génie, à cette multiplicité de réalités possibles, tout
s'imbrique. La psychosphère peut naître des voyages lysergiques de la Nuit de la lune et détruire la
cohésion des Etats Unis ; le Faisceau chromatique peut naître de la rencontre de la deuxième ligne
dimensionnelle temporelle et de ce « troisième état
des quantons »
que Hieronimus « Bolgenstein nomme la psyché car seul le cerveau humain est capable de faire la
conversion »;
la cybersphère peut naître et squatter les dernières dimensions ouvrant encore de nouvelles possibilités. La
collision entre la Psychosphère et la réalité consensuelle, la fameuse Grande Terreur Primitive intervient pour
cimenter le tout... « Il existe une foultitude d'explications quant à la nature exacte de la Grande
Terreur Primitive. Certains sont convaincus qu'un quelconque fou dangereux a répandu dans l'atmosphère
terrestre d'énormes quantités de gaz hallucinogène qui aurait plongé la population
planétaire dans un état de démence totale. D'autres privilégient l'hypothèse d'une
altération provisoire des lois physiques, ou peut-être seulement d'un déplacement de la limite d'action
des forces quantiques, dans un sens ou dans l'autre. Il y a aussi les mystiques qui voient dans le psycataclysme une punition
céleste, un avertissement du Créateur à ses créatures trop indisciplinées ; ce sont sans doute
les plus nombreux - et en un sens, ils n'ont pas tout à fait tort, même si le dieu en question aurait plutôt
l'apparence d'un Bol de Soupe transcendantal agité de remous. (...) L'expression « psychosingularité
quasi armaguédonienne » inventée par une universitaire québécoise, constitue à mon goût la meilleure description du
phénomène »
DE L'AUTRE COTE DE L'AVENIR
Dès lors, les
romans désespérés des débuts, du Serpent d'angoisse à Un ange s'est pendu
peuvent devenir le passé d'une nouvelle ère pacifiée et européenne. L'histoire du futur
proche et le Faisceau chromatiques sont réunis dans le même multivers, rejoints par Cette crédille et
Les futurs mystères de Paris qui peuvent commencer.
Roland C. Wagner profite
de ce tour de force pour créer un personnage bien différent de ceux auxquels il nous avait habitués : calme, posé,
mûr et simple, malgré les apparences. Temple Sacré de l'Aube Radieuse (Tem pour les intimes) est sans doute sa plus
grande réussite, on a rarement vu personnage plus attachant. Détective privé affublé de l'improbable don de
transparence qui fait qu'il "glisse entre les mailles du filet
de la réalité",
on l'oublie, son nom s'efface aussi bien des mémoires organiques qu'informatiques, dans le pire des cas, on ne le voit tout
simplement pas. Pour compenser cela, il se sent obligé de s'attifer comme un épouvantail psychédélique,
babouches recouvertes de lampions clignotants, pantalons à rayures jaunes et violettes, veste multicolore et, last but not
least, borsalino vert fluo... Quand on connaît Roland C. Wagner, ne serait-ce que de vue, on sait où il a été
chercher tout ça...
Son monde est pacifié,
les guerres ont disparu, petit à petit, l'on devient moins agressif. Chacun vit plus ou moins sa vie comme bon lui semble, entre
rémini, hallucentre et tribalisme, personne ne peut vraiment manquer de rien. L'humanité est divisée, selon le
consensus social, en quatre tribus... « [Le] sapiens, membre de la première tribu qui rassemble les croyants de
toutes natures, des satanistes aux épiscopaliens, des animistes aux matérialistes, des scientistes aux boudhistes -
ou peut-être de la deuxième - qui accueillait en son sein tous ceux qui n'avaient pas fait le choix d'un dogme à
travers lequel exprimer leurs convictions et leurs sensations
intérieures » et
puis il y a la troisième, celle des millénaristes, « apparus en 2007, de la manière la plus curieuse
qui soit. Partout sur la planète, des individus ont commencé à perdre leur identité. Leur personnalité
demeurait intacte - ou peu s'en fallait - mais leur nom disparaissait soudain, tant des fichiers où il était inscrit que de
la mémoire des gens qu'ils avaient l'habitude de fréquenter. Ils devenaient dès lors ce que l'on a appelé à
l'époque des « personnes désocialisées », mystérieusement effacées de la réalité
officielle - celle de la politique et de l'économie, de la culture dominante et des sciences
reconnues » ;
la quatrième tribu est celle de leurs enfants, nés avec une anomalie sur la huitième paire de chromosome,
anomalie qui serait à l'origine des talents qu'ils démontrent : télépathie, empathie,
télékinésie... et transparence. Au delà de ces tribus « confessionnelles » il y a une quasi
infinité de tribus plus petites et surtout plus amusantes. Les ternaires qui n'écoutent que du jazz, les jim qui se shootent
à la datura pour communier avec le Morrison, les monte-en-l'air qui rendent systématiquement les fruits de
leurs cambriolages en échange de 10% de leur valeur, les hackers avec leur circuit imprimé directement tatoué
sur le crâne... La liste est impressionnante et permet à chacun de trouver la communauté qui lui correspond au sein de
la grande tribu humaine unifiée par la Terreur.
COHESION DANS LE CHAOS
Une fois le décor
installé, les aventures peuvent commencer et la grande aventure de Roland C. Wagner par la même occasion. Car les
Futurs mystères de Paris sont aussi le pari bien ambitieux d'unifier tous ses livres (ou presque) dans un seul et même
multivers pourvu de bon nombre de passerelles permettant à l'auteur d'observer toutes les facettes de son imaginaire. Tout est
lié à présent et tout doit le rester. La moindre phrase, le moindre mot, prend une nouvelle importance lorsqu'il
s'inscrit dans cette gigantesque fresque. Lorsqu'on lui parle de structure, de construction littéraire, Roland Wagner répond
série, X Files, Sit-Com... et il a certainement besoin de toutes les ficelles, de toutes les techniques qu'il peut trouver pour
faire tenir ensemble une construction aussi délicate et complexe. C'est sans doute avec L'odyssée de l'espèce
et Tekrock qu'il assemble le plus de références et renforce pleinement sa toile d'araignée mais déjà
le chien jaune du Faisceau chromatique faisait son apparition dans Les ravisseurs quantiques. Dans ces deux romans, c'est
tout le panthéon au complet qui débarque, Richard Montaigu devenu grand-père de Tem, Killer, la Marquise, le
Baron roux... depuis, le projet s'amplifie. De volume en volume, les Futurs mystères de Paris installent leur avenir,
lentement. Roland C. Wagner se montre avare, privilégiant la fluidité du texte à la densité d'information,
écrivant entre les lignes pour préparer ses effets... Il dilue pour ne pas alourdir, distille plutôt que d'épaissir.
Chaque personnage s'enrichit avec l'expérience et la lecture, chacun a son rôle qui n'est pas toujours celui qu'on croit.
Dans la structure même du récit, l'utilisation d'un personnage secondaire plutôt qu'un autre revêt une
importance toute stratégique. Un personnage peut être totalement absent et marquer toute une histoire. Comme chez les
feuilletonistes, comme dans une sit-com, comme dans une série
de longue haleine,
les personnages récurrents installent la familiarité, enrichissent le décor, peuvent vivre leur propres aventures,
offrant une respiration fort méritée au héros fatigué et préparant la suite à leur manière.
Avec Le Chant du
Cosmos, situé dans l'univers de Cette crédille qui nous ronge, il fait une grande plongée en avant, ce
sera l'avenir quand Le serpent d'angoisse et le futur Rêves de gloire figurent le passé. La boucle est loin d'être
bouclée, un long chemin s'offre à nous lecteur comme à l'auteur car dans la construction d'un avenir, tout a son importance,
de la langue que l'on parle à la religion qu'on pratique, des aliments qu'on ingère à la manière dont on les
évacue, c'est la leçon du polar, du feuilleton, de la sit-com, la vie quotidienne fait le réel et le situe dans le
monde. Langue, religion, alimentation, sujets brûlants d'un monde sans guerre qui souhaite le rester, sujets passion d'un
écrivain végétarien qui s'amuse à cacher ses référents, à saupoudrer ses textes de
brûlots
sans en avoir l'air, pour mieux rêver son monde. Que l'on parvienne à lire entre les lignes ou pas, il est facile de
s'installer dans le rêve de Roland C. Wagner, on y croit, on y vit et, petit à petit, on se met à y réfléchir...
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