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Extrait de roman :

Les Ravisseurs Quantiques

Roland C. Wagner

(© L'Atalante, mai 2002)


Extrait du chapitre II

 
          Une heure venait de sonner au clocher d'une église voisine lorsque j'ai buzzé à la grille d'un jardin coquet entourant une maison individuelle, dans une rue bordant le Parc Montsouris. Les deux caméras fixées au-dessus de la porte blindée du pavillon ont pivoté dans ma direction pour m'inspecter sous toutes les coutures; tandis que l'une d'elles opérait le plus classiquement du monde dans le registre de la lumière visible, l'autre balayait un spectre de fréquences bien plus large, qui s'étendait loin dans l'infrarouge et l'ultraviolet. Ajoutez à cela un détecteur de masses métalliques soigneusement dissimulé, un genre de radar dont la parabole d'une vingtaine de centimètres de large oscillait au faîte du toit, ainsi qu'une demi-douzaine de capteurs travaillant dans des domaines qui échappaient à ma compréhension – et vous aurez deviné que l'occupant des lieux poussait la prudence jusqu'aux limites de la paranoïa.
          La grille s'est ouverte au bout d'une dizaine de secondes, pivotant sans bruit sur des gonds parfaitement huilés. Ça peine l'avais-je franchie qu'elle s'est refermée derrière moi, avec un imperceptible cliquetis signalant que la serrure garantie inviolable venait de se verrouiller automatiquement.
          J'ai suivi l'allée pavée de tomettes octogonales de couleur beige qui coupait en deux une splendide pelouse au gazon aussi serré que de la mousse. L'unique arbre du jardin – un cyprès d'une cinquantaine d'années que l'on dirait artificiel tant il est taillé avec soin – abritait d'innombrables oiseaux, dont les chants couvraient la rumeur de la ville. Mais je savais que celui chez qui je me rendais ne profitait jamais de ce minuscule coin de Paradis.
          Le panneau à l'épais blindage s'est ouvert devant moi, révélant un hall où donnaient quatre pièces. Une flèche jaune clignotait au-dessus de la première porte sur la droite. Gédéon Geai – que ses connaissances surnomment en général Gégé, en son absence uniquement – se trouvait donc dans ce qu'il appelle son " collecteur de données " ; cela n'avait rien de surprenant, étant donné qu'il y passe le plus clair de son temps.
          Confortablement assis dans le siège multi-fonctions qu'il a lui-même conçu et fait fabriquer par une firme de Francfort spécialisée dans les fauteuils d'astronef, le dos dans une position idéale, la nuque soutenue par un coussin réglable, les mains effleurant les commandes incluses dans les accoudoirs et les pieds posés sur un pédalier évoquant celui de certaines orgues, mon hôte dévorait du regard les dizaines d'écrans qui couvraient le mur en face de lui, dans le vacarme produit par le mélange des sons correspondant aux images affichées. N'importe qui – moi, par exemple – aurait été submergé par une telle quantité d'informations. Gédéon, lui, s'y retrouvait sans problème ; je pouvais voir ses yeux sauter d'un moniteur à l'autre avec une rapidité impressionnante, et je savais que ses oreilles se comportaient d'une façon équivalente sur le plan sonore, sélectionnant les pistes qui les intéressaient au sein de l'intolérable brouhaha ambiant. Un long entraînement lui avait procuré la capacité de zapper, non seulement parmi les données que captaient ses organes des sens, mais aussi entre celles que retransmettaient à son cerveau les divers appareils directement connectés à celui-ci. Les électrodes collées sur son cr‰ne rasé et les fiches qui disparaissaient dans les douilles implantées derrière ses oreilles décollées étaient autant d'entrées sensorielles supplémentaires, par lesquelles il " voyait " et " entendait " aussi nettement qu'à l'aide de ses rétines et de ses tympans.
          Vous l'avez sans doute compris, Gédéon Geai est un maniaque de l'information, un collectionneur de données – le roi des infoxiqués, en fait.
          – Eh bien, Tem°? m'a-t-il salué de sa voix grave.
          Il n'avait pas tourné la tête dans ma direction, mais l'apparition de mon image sur l'un des écrans indiquait qu'il m'observait avec toute l'attention dont il était capable.
          – Que puis-je pour toi ? a-t-il insisté au bout de trois ou quatre secondes.
          Fasciné par les moniteurs, assourdi par les haut-parleurs, je n'ai pas répondu tout de suite. Pourtant, Gédéon n'a manifesté aucune impatience ; il avait suffisamment de centres d'intérêts simultanés pour ne pas prêter attention à ma lenteur – dont il n'était peut-être même pas conscient.
          – J'ai besoin de renseignements au sujet de la secte des Copistes. Confidentiels, de préférence.
          Mon visage, filmé en gros plan, s'est soudain multiplié sur les écrans de la rangée supérieure. Abandonnant un instant les commandes qui recouvraient l'accoudoir où elle reposait mollement, la dextre de l'infoxiqué a plongé dans un tiroir. Elle en est ressortie armée d'un injecteur, dont le témoin lumineux indiquait qu'il était chargé. Gédéon a appliqué l'extrémité de l'ustensile sur son biceps gauche durant une brève fraction de seconde. La minuscule ampoule verte a viré au rouge avant de s'éteindre, et je me suis demandé quelle saleté il avait bien pu s'envoyer.
          – Les Copistes ? a-t-il répété d'une voix d'au moins deux tons plus aiguë. Je vais te trouver ça.
          La subite rapidité avec laquelle il s'exprimait répondait à ma question informulée. Comme beaucoup d'infoxiqués, Gédéon carbure aux accélérateurs synaptiques, qui accroissent la vitesse de fonctionnement du cerveau ;; soucieux de ne pas perdre une miette des multiples chaînes d'informations qu'il suivait lorsque j'étais arrivé, il n'avait pas d'autre solution s'il voulait traiter ma demande en un temps raisonnable.
          Je commençais néanmoins à trouver qu'il était particulièrement lent ce jour-là – toutes proportions gardées, bien entendu –, lorsqu'il s'est mis à parler, tandis que ses yeux continuaient à sauter d'un écran à l'autre :
          – La secte a été fondée en 39 par Onésime Drond. D'après son dossier militaire, il faisait partie auparavant de l'Unité Psychologique de la Deuxième Armée européenne. Tu sais ce que ça signifie ?
          – Les spécialistes du lavage de cerveau ?
          – Exactement. Ce type compte au moins cinq cents zombies à son actif.
          – Jusque-là, tu ne m'apprends pas grand-chose.
          – Attends, ce n'est qu'un début. Parce que figure-toi que... Hé, qu'est-ce que c'est que ce truc ?
          Les trois quarts des moniteurs s'étaient soudain mis à afficher une page de texte dont les lettres d'un blanc éblouissant se détachaient sur un fond uni de couleur rouge. Une faucille et un marteau croisés, d'une vive teinte dorée, surmontaient un A noir inscrit dans un cercle. En raison de la présence de ce symbole composite, qui constituait une signature éloquente, je n'avais pas besoin de lire le message en question pour en identifier les auteurs – et, donc, deviner que Gloria et sa bande de suffragettes anarcho-marxistes avaient encore fait des leurs.
          – Collectif Louise Michel pour la Libération des Citoyens Virtuels... Qu'est-ce que c'est que ce truc ? Les démarches entreprises auprès de toutes les personnes et personnes morales qui se prétendent " propriétaires " d'ayas ayant échoué, nous avons pris la décision d'exprimer notre révolte et notre indignation en perturbant le Conseil des Huit. Afin de rendre toute communication impossible entre les principales technotrans, nous avons choisi de provoquer une panne qui touche un peu moins de quatre-vingts pour cent du wèbe. Nous avons conscience de la gêne ainsi causée et nous nous en excusons auprès de ceux qui en souffriront. Il est inutile d'essayer de rétablir les carrefours et les passerelles supprimés. Nous les rouvrirons progressivement, selon l'évolution des négociations que nous réclamons, en vue d'obtenir le statut d'individus à part entière... Des ayas ? Des ayas qui jouent les terroristes ?
          – À mon avis, elles ne prennent pas du tout ça comme un jeu.
          Les globes oculaires de Gédéon ont un instant cessé de se mouvoir follement et, pour la première fois de la soirée, il a tourné la tête pour me regarder directement, droit dans les yeux. J'ai cru distinguer un certain désarroi dans ses pupilles légèrement dilatées.
          – J'avais compris, a-t-il dit en détachant bien les syllabes. Quatre-vingts pour cent du wèbe... J'aimerais bien savoir comment elles s'y sont prises. Les types des technotrans doivent s'arracher les cheveux – et pas seulement eux !
          J'ai opiné, soucieux. J'avais cessé de me poser des questions au sujet de l'absence prolongée de Gloria. À l'issue d'années de discussions passionnées et de projets insensés, ses copines et elle avaient soudain décidé de passer à l'action. En frappant peut-être un peu fort, mais d'une manière qui démontrait leur puissance.
          De toute évidence, le Collectif Louise Michel n'avait pas envie que les négociations s'éternisent.
          – Quatre-vingts pour cent ! a répété Gédéon d'une voix pleine d'admiration. Ceux qui ont fait ça sont des génies !
          Il parlait à toute allure, le souffle court. Et, toujours, son regard vitreux demeurait rivé au mien. Je n'étais pas sûr qu'il me voyait.
          – Pourquoi donc ?
          – Un arrêt total du wèbe serait une vraie catastrophe pour l'économie mondiale. Un infocataclysme sans précédent. Vingt pour cent constituent la capacité minimale, en-dessous de laquelle des perturbations irréversibles commenceraient à se produire. Bon, il va falloir que quelques pays se privent de plusieurs centaines de canaux vidéo, et la consultation des databases risque d'être assez hasardeuse au cours des prochaines heures, mais dans l'ensemble, tout marchera presque normalement.
          – Donc, le Conseil des Huit n'en sera pas trop gêné ?
          – Tout dépend de la localisation des sabotages. À la place de ces ayas – s'il s'agit bien d'ayas –, je m'en serais pris aux mailles du réseau que les technotrans du Conseil se réservent en permanence. Tu peux parier que c'est ce qu'elles ont fait, d'ailleurs. Les Huit peuvent continuer à communiquer, mais uniquement en louant des accès à d'autres prestataires de service – et plus question de téléconférences en temps réel dans le cyberspace ! Ils devront se contenter de la vidéo 2D – voire du téléphone, va savoir !
          Un chien mort, au bord d'une route de campagne, m'avait déjà regardé comme Gédéon le faisait en ce moment. L'infoxiqué ne me voyait pas. Il savait que j'étais là, parce que ses caméras et ses détecteurs le lui indiquaient, mais il ne me voyait pas. S'agissait-il d'une conséquence inattendue de mon Talent ? Ou alors Gédéon Geai était-il devenu aveugle à toute réalité qui ne transitait pas par l'intermédiaire d'un canal de données ?
          – Pour en revenir à ton truc, a-t-il repris, j'avais heureusement tout mémorisé avant la panne. Tu vas voir, c'est copieux – mais plutôt refroidissant. Si tu dois aller enquêter chez les Copistes, tu as intérêt à te faire discret comme une ombre.
          Je lui ai promis que je tâcherais de passer derrière les affiches sans les décoller. ‚a n'a même pas amené un sourire sur ses lèvres. Il était visible que la panne du wèbe le mettait mal à l'aise ; sans doute le flot d'informations qu'il recevait avait-il considérablement décru, lui laissant du temps pour penser – une activité qui lui faisait horreur, sans doute parce qu'il prenait alors conscience de ce qu'il était devenu.
          Un Datazombie.


Roland C. Wagner. Tous droits réservés.
Texte reproduit avec l'aimable autorisation de l'auteur.