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Extrait de roman :

LES PSYCHOPOMPES DE KLASH

Roland C. Wagner

in Aventuriers des étoiles
(© Mnémos, février 2004)


couverture

CHAPITRE IV

UN MONDE VA MOURIR

(extrait)

          Il ne leur fallut que quelques instants pour traverser Joseki. Bien que le village n'eût encore reçu aucun projectile, les ondes de choc des explosions avaient mis à mal plusieurs bâtiments. Des gens couraient en tous sens, le visage fermé. La plupart portaient des armes de poing. Le plus curieux était le calme dont ils faisaient preuve ; pas la moindre trace d'affolement dans leur attitude.
          Steve Peele attendait le couple en bordure de l'astroport, au volant d'un petit glisseur gris.
          — Magnez-vous ! rugit-il.
          Lea s'installa à l'avant, tandis que Chandlier se hissait péniblement sur la banquette arrière. Il semblait épuisé. De grosses gouttes de sueur coulaient sur son visage mince. Peele lança le moteur. Son pied s'apprêtait à enfoncer l'accélérateur quand une souple silhouette bleu roi apparut devant le capot du véhicule. Il y avait de l'amour et de la terreur dans ses quatre yeux intégralement noirs, estima la jeune femme.
          — Laissez-le monter, dit-elle.
          L'agent de la Sécurité lui lança un regard noir.
          — Nous sommes déjà pressés par le temps, répliqua-t-il.
          Sans se préoccuper de lui, Lea avait déjà ouvert l'une des portières. Le djugnalâmm sauta sur ses genoux, émettant un chuintement de reconnaissance. Steve Peele haussa les épaules et se tourna vers Crystal Chandlier.
          — Ça va ? s'enquit-il. Désolé d'avoir interrompu votre revitalisation, mais je n'avais pas vraiment le choix.
          — Ça ira, grommela le Scorpiiste en s'étirant. Qui est l'agresseur ?
          — Les Folms, apparemment. Les navires dont nous avons pu percer le camouflage sont de type hélicoïdal lévogyre. Cela dit, leurs immatriculations ont été effacées.
          — Vous pensez que cette attaque est en rapport avec notre présence ? interrogea Lea.
          Peele ne répondit pas. Le glisseur filait à toute allure entre les silhouettes élégantes de vaisseaux planétaires. La présence de ces fragiles engins bien incapables de dépasser la vitesse de la lumère témoignait d'un important trafic local. Hoshi était le seul monde habité de son système, mais de nombreux astéroïdes situés dans un rayon d'une dizaine d'heures de lumière abritaient exploitations minières et plantations hydroponiques.
          — En tout cas, reprit l'agent de la Sécurité, les attaquants ont mis le paquet. Vaisseaux de ligne, croiseurs, vedettes, chasseurs, destroyers... Un système fortifié n'y résisterait pas. Pour le moment, ils se contentent de bombarder le désert et la montagne autour de Joseki, mais ils ne devraient plus tarder à débarquer en masse.
          Un champignon de lumière ardente s'éleva une douzaine de kilomètres sur leur gauche. La multimontre de Peele se mit à cliqueter lorsque le vent brûlant engendré par la déflagration souffla sur l'astroport.
          — Projectiles nucléaires, souffla-t-il. Peut-être n'ont-ils pas l'intention de débarquer, finalement... (Il secoua la tête.) C'est incompréhensible ! Hoshi n'est qu'une petite planète sans importance, loin des secteurs stratégiques...
          — Vous oubliez la base de la Sécurité, coupa Lea, qui suivait son idée. Et notre présence à tous les trois. Après ce que vous m'avez dit...
          — Que lui avez-vous dit ? s'enquit fiévreusement Chandlier.
          — La même chose qu'à vous.
          Le glisseur dépassa le dernier vaisseau planétaire, un long cylindre à la pointe bardée d'antennes et de capteurs. D'autres explosions retentirent dans le lointain, puis un rayon thermique d'au moins dix mètres de diamètre creva l'atmosphère transparente pour aller enflammer une petite colline ; le brasier nucléaire auquel il venait de donner naissance ne s'éteindrait pas avant plusieurs dizaines d'heures.
          Lea ferma les yeux. Elle se sentait faible et elle avait peur. Quand Peele lui avait décrit sa mission, elle avait imaginé une simple affaire d'espionnage galactique. Il ne lui était pas venu à l'esprit que celle-ci pourrait déboucher sur une guerre avant même d'avoir commencé.
Dans quelle histoire t'es-tu encore fourrée ? se demanda-t-elle avec inquiétude. Et quel en est l'enjeu ? Si les Folms passent à l'attaque, c'est qu'ils se sentent assez forts... ou qu'ils sont suffisamment désespérés.
          — Elle a raison, dit Chandlier. C'est nous qui sommes visés. Cette fille, le gosse et moi. Ça devrait nous rendre optimistes, non ?
          — Optimistes ? s'écria Lea. Vous plaisantez ?
          — Jamais lorsque ma vie est en jeu. C'est, d'une certaine manière, la preuve que la Terre a fait le bon choix en nous associant — enfin, l'un des choix viables... 
          Le glisseur filait droit sur une masse obscure couchée à la pointe nord-ouest de l'astroport. Lea fronça les sourcils. Peele n'avait tout de même pas l'intention de leur faire quitter la planète à bord de cette hourque ! Elle n'était guère au courant des différents modèles d'astronefs, mais celui-ci semblait sortir tout droit d'une vieille série tridi, avec ses vastes ailerons aux extrémités déchiquetées et sa coque bosselée dont le supracier avait viré à un noir vaguement verdâtre.
          — Le Shayol, annonça Steve Peele.
          — Mais c'est une épave ! s'exclama Lea.
          — Et encore, vous ne connaissez pas son capitaine, ajouta l'agent de la Sécurité, du sarcasme plein la voix. Je suis désolé : c'est la seule hypernef disponible. La seule à avoir pénétré dans ce système depuis un demi-siècle, en fait. Toutes nos communications interstellaires se font par télétrans. Question de sécurité.
          L'appareil mesurait environ cent mètres de long pour un diamètre de vingt ou vingt-cinq. Son ventre bombé reposait directement sur le béton de l'astroport ; l'un des quatre archaïques vérins hydrauliques qui assuraient sa stabilité état faussé. Une authentique antiquité, qui eût été bien plus à sa place dans un quelconque musée de l'astronautique.
          — Je vous laisse ici, annonça Peele. Le gosse est déjà à bord, sous hypnotiques. Ne vous en occupez pas pour le moment. De toute façon, vous ne pourriez pas communiquer avec lui.
          Lea sauta souplement à terre, imitée par Chandlier. Le djugnalâmm chuinta, feula et vint frotter sa tête arrondie contre la hanche de la jeune femme. Dans le ciel étincelaient les mailles ardentes d'un filet thermonucléaire — par bonheur encore incomplet. Cette arme déjà ancienne, qu'on devait au génie destructeur des Djunguzz, n'avait été utilisée qu'une fois, quatre mille ans auparavant. De minuscules robots gavés d'énergie se répandaient dans l'atmosphère du monde visé, tissant une nasse mortelle qui se refermait peu à peu. Lorsque ses mailles ardentes arriveraient au contact du sol, la planète entière s'embraserait pour une réaction en chaîne qui n'en laisserait que cendres volatiles dérivant dans le néant.
          — Et vous ? demanda Lea. Et les habitants de Hoshi ?
          — Trop tard pour sauver les ermites, laissa tomber Steve Peele. Les autres sont déjà presque tous partis par télétrans. (Il se força à sourire.) Finalement, vous n'avez pas eu tort en emmenant cette bestiole. Dans quelques heures, ce sera le dernier djugnalâmm vivant.
          La créature bleue poussa un long sifflement de désespoir, comme si elle avait compris les paroles de l'agent.
          — Vous n'arriverez jamais à rejoindre Joseki, observa Chandlier en désignant le filet dont les mailles se resserraient dangereusement.
          — Ce n'est pas votre problème, répliqua l'agent de la Sécurité. Occupez-vous plutôt de ce qui se passe sur Klash, d'accord ? (Il porta la main à sa poche de poitrine et en tira une petite boîte rectangulaire.) Les ampoules de mémox dont Von Ruden vous a sans doute parlé. Certaines parmi elles présentent vraisemblablement un intérêt dans cette affaire... À vous de voir.
          — En dernier recours, laissa tomber Chandlier. En tout dernier recours.
          — Vous y viendrez, conclut l'agent de la Sécurité.
          Il eut un vague geste d'adieu avant de mettre le contact. Lea regarda le glisseur s'éloigner en direction de la forêt de nefs planétaires.
          — Si le mot héros possède une quelconque signification..., commença-t-elle.
          — Il n'en a pas, coupa Crystal Chandlier. Il n'en a jamais eue. Vous venez ? Il est grand temps de filer d'ici si nous ne voulons pas finir rôtis !
 
          Cette fille l'irritait, mais il n'aurait su dire pourquoi. Leurs rapports avaient été dès le début placés sous le signe de la mésentente. Parce qu'elle l'avait tiré de sa transe au moment où il allait obtenir des informations peut-être vitales ? Elle n'était pourtant pas responsable de cette interruption. On lui avait demandé de l'avertir de l'attaque et elle avait obéi. Parce qu'elle était une femme, alors ? C'était absurde ! Seuls des mondes arriérés comme New Earth ou Islamabad pratiquaient encore une quelconque discrimination sexuelle.
          Quoique... Peut-être fallait-il tout de même creuser dans cette direction. Aventurier par la force des choses, Chandlier avait passé son adolescence et l'essentiel de sa vie d'adulte à errer de système solaire en système solaire. Depuis la mort de ses parents, il n'avait jamais vécu avec qui que ce fût — pas même un comparobot ou un mimominet. Et s'il avait eu des femmes — ou si des femmes l'avaient eu, ce qui était plus généralement le cas — ses liaisons n'avaient pas dépassé le cap de la semaine décadaire.
          C'est ça qui m'angoisse, songea-t-il en pressant le bouton qui déclenchait l'ouverture de la porte du poste de pilotage. De devoir passer un temps indéterminé avec cette fille. D'être obligé de vivre avec une créature qui est pour moi plus étrangère qu'un Ff'engzz ou un Djunguzz.
          La vue de l'homme qui se tenait aux commandes l'arracha à ses pensées. C'était un gaillard trapu, aussi large que haut, au crâne surmonté d'une invraisemblable crinière bleu délavé. Assis dans un grand fauteuil antiaccélération visiblement construit à ses mesures, il injuriait l'ordinateur de bord en une langue que Chandlier ne parvint pas à identifier.
          — Asseyez-vous, lança le pilote sans se retourner. Décollage dans vingt secondes. Et ça va cartonner dans les g ! Attachez vos sangles et fermez vos gueules. Ce putain de filet est presque complet. On va en chier pour le traverser. Et je vous cause pas de ce qui nous attend en orbite !
          Ils obéirent et prirent place dans deux fauteuils au plasticuir craquelé. Le djugnalâmm se coucha sur le sol, Lea s'installa à gauche et Chandlier à droite du colosse aux cheveux bleus, de manière à pouvoir l'observer de profil. L'homme avait un nez arrondi, un menton carré, des bajoues constellées de tatouages et trois prises neurales derrière l'oreille. Il farfouilla dans l'enchevêtrement de câbles et de fils qui jaillissait d'un panneau ouvert du tableau de bord et y choisit une mince fibre optique dont il planta l'extrémité dans l'une de ses douilles.
          — On y va ! hurla-t-il d'une voix sonore. C'est parti pour le grand Space Crash de la mort !
          Les propulseurs, qui tournaient jusque là au ralenti, déchaînèrent leur puissance. La membrure du navire se mit à vibrer dangereusement, comme s'il ne demandait qu'à tomber en pièces. Chandlier sentit son ventre se nouer lorsqu'il se souvint que l'astronef était posé à l'horizontale et que les tuyères se trouvaient à l'arrière.
          Il eut soudain la sensation que la nef basculait lentement pour pointer vers le ciel son nez effilé. Les plaques anti-g presque hors d'usage dont il avait noté la présence en divers points de la coque, trop faibles pour arracher le Shayol à l'attraction planétaire, servaient donc uniquement à le redresser en vue du décollage.
          Le grondement des propulseurs s'amplifia brutalement dès que le vaisseau eut atteint la verticale. Le capitaine avait baissé les paupières ; il « voyait » désormais par les caméras dispersées sur la coque, grâce à l'interface neuronique de l'ordinateur de bord. Ses doigts aux ongles en deuil se refermèrent sur un grotesque levier terminé par une sphère rouge, qu'il tira à lui.
          Le Shayol bondit vers l'espace dans le fracas de ses moteurs poussés au maximum. Les vibrations qui agitaient le navire étaient à la limite du supportable. Malgré son entraînement, Chandlier crut qu'il allait vomir, à cause des infrasons.
          L'accélération monta lentement jusqu'à une douzaine de g. L'essentiel de l'énergie disponible étant consacré aux propulseurs, les compensateurs gravifiques ne fonctionnaient qu'au minimum de leurs possibilités, se contentant de maintenir la pesanteur dans des limites raisonnables. Pourtant, le capitaine ne semblait pas trop incommodé. Sans doute venait-il d'un monde à forte gravité, ce qu'attestaient sa carrure et la découpe massive de son visage.
          — Ça va durer longtemps ? hurla Chandlier, mais sa voix se perdit dans le rugissement des machines à la limite de la rupture.
          Quelques longues secondes plus tard, le vaisseau se retrouva en orbite basse, à deux cent cinquante kilomètres d'altitude. La pesanteur retomba à un g, tandis que le fracas des propulseurs s'atténuait d'un coup. Sur les écrans, la grille d'un vert lumineux du filet thermonucléaire estompait l'éclat des étoiles.
          — Pas évident, marmonna le capitaine. On a décollé un peu tard.
          Il gardait les yeux fermés, pour ne pas se laisser distraire.
          — À ce stade de développement du filet, énonça Chandlier, nos chances sont pour ainsi dire inexistantes.
          L'homme aux cheveux azuréens eut un geste d'humeur, mais ses paupières demeurèrent hermétiquement closes.
          — Décidément, on vous a rien dit, là-dessous ! Même si nous n'avions, statistiquement, qu'une chance sur un million, cette proportion est ramenée à une sur cent par ma seule présence.
          Chandlier eut l'impression qu'il se rengorgeait.
          — Je comprends, dit-il. Vous êtes un hyperstochastique.
          — Capitaine Lit de Roses, pour vous servir !
          — Lit de Roses ? répéta Lea. On ne donne plus ce genre de nom aux enfants depuis...
          — Je vous expliquerai ça quand on aura plongé, coupa le capitaine.
          Chandlier enrageait de ne pouvoir rien faire. Un astronef pourvu d'un ordinateur performant et d'une interface neuronique n'avait besoin que d'un pilote « enfiché » ; le reste de l'équipage ne jouait qu'un rôle annexe.
          — Vous avez une connexion pour visiteur non câblé ? s'enquit-il.
          Le capitaine Lit de Roses fouilla dans la brassée de fils qui jaillissait du tableau de bord et tendit une fibre optique terminée par une électrode de métal gris.
          — Si vous avez la tête assez solide, j'ai ce truc-là. Technologie alternative d'Ujbexxar. Vous vous le collez sur la tempe et ça vous grille un paquet de neurones par minute, mais vous pourrez suivre les opérations. C'est bien ça qui vous intéresse ?
          Chandlier acquiesça en s'emparant de la petite électrode. La technologie alternative des méduses télépathes d'Ujbexxar était réputée dans toute la Galaxie. Ces créatures chétives et translucides n'avaient jamais effectué la moindre découverte scientifique, mais une faculté d'extrapolation qui s'apparentait à l'hyperstochastie — ou « chance infernale », comme l'appelait Zakary Thaks — leur avait permis de trouver des solutions à des problèmes qui obsédaient les chercheurs terriens depuis des millénaires entiers. Comme ce ridicule morceau de métal autorisant une connexion — à sens unique — entre un ordinateur et un individu non équipé de prises neurales.
          Chandlier appliqua l'électrode sur sa tempe, et la sensation d'être le vaisseau s'empara de lui. Il pouvait sentir chaque ramification du réseau pseudo-neural de la nef, qui lui apparaissait désormais comme un grand corps de métal doué d'une étrange sensibilité informatique.
          Le filet d'un vert étincelant se refermait peu à peu sur la planète condamnée. Pour l'instant, il l'entourait à une altitude de trois cents kilomètres, faisant flamber les couches supérieures de son atmosphère. L'ozone était un aliment de choix pour cette nasse thermonucléaire.
          Le navire survolait un désert de sable rose pâle qui s'étendait au pied de hautes montagnes d'un rouge éteint. Ce paysage aurait été merveilleux sans la lumière de mort du filet qui en altérait les couleurs, les dégradant en une succession de teintes pisseuses. Des flaques verdâtres maculaient la surface du désert comme de vilaines taches de moisissure.
          Quelque chose changea dans le régime des propulseurs, suggérant à Chandlier que le capitaine allait tenter de passer maintenant. Les mailles du filet laissaient des zones libres dont les plus vastes mesuraient environ un kilomètre sur deux. Le Shayol avait donc largement la place de se faufiler. En théorie, car le filet ne cessait de fluctuer et de se déplacer, enrobant la planète dans un aveuglant cocon de feu émeraude.
          Les tuyères vomirent un torrent de radiations. Accélération à mille g, interpréta Chandlier en sentant son corps devenir plus lourd. Le vaisseau fonça droit sur le filet, se glissa prestement entre deux mailles et bondit dans l'espace libre.
          Ils étaient passés !
          Trois gigantesques tire-bouchon pour gauchers apparurent dans le champ des détecteurs — les fameuses spirales hélicoïdales lévogyres des Folms. Le Shayol déploya ses écrans de force une fraction de seconde avant l'impact du premier rayon thermique, qui ruissela en une cascade de lumière écarlate sur le champ d'énergie. Les générateurs émirent un gémissement, tandis que la gravité, malgré les compensateurs, montait à près de quinze g. Chandlier crut qu'il allait perdre connaissance ; il n'avait pas l'entraînement du capitaine Lit de Roses. Habitué aux lourds paquebots interstellaires, où tout était sacrifié au confort des passagers, le voleur n'avait jamais eu à affronter des telles accélérations. Il découvrit non sans surprise qu'il tenait relativement bien le coup ; sans doute l'abnégation scorpiique y était-elle pour quelque chose, à moins qu'il ne s'agît d'une conséquence de son branchement en prise directe sur l'ordinateur de bord.
          Deux autres rayons effleurèrent l'écran qui se para d'iridescences vénéneuses, mais ne montra aucun signe de faiblesse. Le capitaine décida alors de riposter. Une salve de missiles cingla vers les spirales, se concentrant plus particulièrement sur l'une d'elles. Cependant, la technologie folme n'avait rien à envier à celle de la Terre ; une fois les nuages brûlants dissipés, les trois navires étrangers étaient toujours là, répliquant déjà de toutes leurs armes à cette attaque ratée.
          Chandlier émit un bruit de gorge à la vue des centaines de minuscules formes sombres qui convergeaient vers le Shayol au quart de la vitesse de la lumière. Il y avait là de quoi anéantir un croiseur lourd, pour le moins. Jamais les générateurs du vieux vaisseau ne pourraient produire assez d'énergie pour maintenir la stabilité de l'écran.>
          À deux secondes de l'impact, le capitaine Lit de Roses effectua une manœuvre tout à fait imprévisible. Il coupa les moteurs surchauffés, débrancha le champ de force, et enclencha un propulseur dont Chandlier identifia aussitôt la nature, non sans une certaine incrédulité. Un très ancien générateur Iguana reposant sur un principe abandonné depuis des millénaires — à cause des risques inhérents à son utilisation. Seul un hyperstochastique pouvait se permettre de voyager grâce à une telle bombe à retardement. Les générateurs de ce type émettaient en effet un flux invisible de tachyons qui provoquaient une fois sur cinq une altération temporelle aux conséquences imprévisibles. Chandlier se souvenait notamment de l'histoire du Golden Boy, un navire déglingué que l'on avait vu rentrer au port flambant neuf, avec un équipage de nourrissons...
          Il comprenait à présent pourquoi le capitaine avait déconnecté l'écran, si gourmand en énergie. Le propulseur à tachyons ne consommait pratiquement rien, mais le compensateur de gravité avait besoin de toute la puissance disponible pour neutraliser une accélération au-delà de toute imagination.
          Le Shayol dépassa un en éclair les spirales métalliques, qui disparurent soudain lorsque la nef franchit le mur de la lumière. Quelques secondes plus tard, lorsque le capitaine coupa le générateur Iguana, le vieux vaisseau se trouvait à quinze heures de lumière de Hoshi, dans un secteur de l'espace parfaitement désert.
          Chandlier ôta l'électrode dont le contact lui brûlait la tempe. À côté de lui, le colosse avait débranché la fibre optique enfichée dans sa prise neurale.
          — Joli tour de force, commenta le voleur. Vous en avez d'autres du même genre ?
          — Cette vieille barcasse a de la ressource, non ?
          — Vous avez utilisé les tachyons, reprocha Lea avec un frisson. Je l'ai senti.
          La grosse main du capitaine se posa sur l'épaule de la jeune femme.
          — C'était la seule solution. À priori, tout s'est bien passé. (Son regard tomba sur la créature bleue qui se remettait lentement des effets de l'accélération.) Qu'est-ce que c'est que ça ?
          — Un djugnalâmm, répondit Lea. Le dernier de son espèce.
          — Reste à vérifier si nous n'avons pas été victimes d'un décalage temporel, intervint Chandlier.
          — C'est fait, assura le capitaine, se désintéressant du djugnalâmm. Nous avons effectué un bond de dix-huit secondes dans l'avenir. Bagatelle ! (Il quitta son large fauteuil et alla ouvrir un placard qui contenait une triple rangée de bouteilles.) On s'en boit un petit pour s'en remettre ?

 
 


Roland C. Wagner. Tous droits réservés.
Texte reproduit avec l'aimable autorisation de l'auteur.