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Extrait de roman :

L.G.M.

Roland C. Wagner

(© Editions du Bélial', 17 février 2006)

COMPTE RENDU D’ENTRETIEN #11


[26 décembre 2000.]
Lieu : Ville , Quartier 11, Rue 275, Immeuble 620, Étage - 9, Salle I-04.
Interrogateur principal : V. Marenko.
Adjoints : T. Lyogkoié & E. Tcheloviek.
Témoin : R. Starkovsky.
Sujet : Martien, nom inconnu, âge inconnu.
Caractéristiques physiques & physiologiques : voir rapport médical ci-joint.
Précautions particulières : voir rapport médical ci-joint.
Dose administrée : 2000 microgrammes de LSD, voie buccale.

T., en ukrainien — Il faut agir pendant les premières minutes où l’effet se manifestera, et profiter de la montée pour...
I.P., en ukrainien — J’ai déjà pratiqué des interrogatoires à l’aide de cette drogue capitaliste, camarade. Je sais comment m’y prendre. Rien de tel qu’une bonne vieille panique pour faire parler le sujet le plus récalcitrant !
T., en ukrainien — Certains sujets sont réfractaires à la panique.
I.P., en ukrainien — C’est possible, mais je n’en ai jamais rencontré, en tout cas ! Et ça fait trente ans que je conduis des interrogatoires. Le LSD est la drogue de vérité ultime, celle qui reste quand on a essayé toutes les autres en vain...
A1, en ukrainien — Pourquoi ne l’utilise-t-on qu’en dernier ?
T., en ukrainien — Parce que ses effets sont imprévisibles et incontrôlables. Tu ne peux jamais savoir à l’avance ce qui va se passer. Tout dépend du sujet, de la dose, et du cadre. (Léger ricanement entendu.) A priori, les conditions sont réunies, même si j’ai un doute sur le sujet...
(Sept secondes de silence.)
I.P. — Comment te sens-tu, camarade ambassadeur ?
(Dix secondes de silence.)
A1, en ukrainien — Il est déjà défoncé ?
T., en ukrainien — Je crois plutôt qu’il boude.
A2, en ukrainien — Tu dois avoir raison, camarade témoin : sa bouche dessine un pli qui me paraît exprimer l’agacement.
I.P. — Je t’ai posé une question, camarade Martien, et j’aimerais que tu y répondes sans te faire prier.
M. — Va te faire foutre.
A2, en ukrainien — Je lui enverrai bien une gifle pour lui apprendre les bonnes manières...
I.P., en ukrainien — Il n’en est pas question, camarade deuxième adjoint. Les ordres sont formels : nous ne devons exercer aucune violence sur la personne du camarade ambassadeur.
A1, en ukrainien — Pourquoi a-t-il brutalement changé d’attitude ? Tout se passait plutôt bien jusqu’ici, même si l’on ne peut pas dire qu’il avait accepté de collaborer...
T., en ukrainien — Je crois qu’il commence à ressentir les premières sensations de désorientation, et que ça le met de mauvaise humeur parce qu’il ne comprend pas ce qui lui arrive.
A2, en ukrainien — Tu m’as l’air d’en connaître un rayon sur la question, camarade témoin.
T., en ukrainien — J’ai vu passer plus de LSD entre mes mains qu’aucun être humain ne pourrait en avaler pendant toute une vie, camarade deuxième adjoint...
M. — Vous pouvez pas fermer vos gueules ? J’essaye de fusionner avec le Grand Tout, moi ! Vous croyez que c’est facile ? Un peu de respect, tout de même !
I.P. — Calme-toi, petit homme vert. C’est juste le produit qui te rend irritable.
M. — Je t’emmerde, camarade inqu... gros con du KGB.
A1, en ukrainien — Cette séance m’a l’air mal partie.
A2, en ukrainien — Vous voulez qu’il ait la trouille ? Laissez-moi la lui flanquer ! Je m’y connais, LSD ou pas !
I.P., en ukrainien — C’est la première fois que ça se produit. Je ne comprends pas ce qui se passe. Une question de métabolisme, peut-être... On a pourtant vérifié que son cerveau contenait bien une substance analogue à la sérotonine...
A1, en ukrainien — Seulement analogue ?
T., en ukrainien — J’ai l’impression qu’il se renforce de l’intérieur contre le monde extérieur parce que les informations sensorielles qu’il reçoit sont désormais brouillées. Mélangées. Tu vas avoir du mal à obtenir la panique dont tu rêves, camarade interrogateur principal.
A2, en ukrainien — Juste une petite baffe... et puis un ou deux coups de genou bien placés... Ça lui fera les pieds, depuis le temps qu’il nous mène en bateau !
M. — Tout ça est bizarre.
A1, en ukrainien et à voix basse — Tiens, son attitude a encore changé.
M. — Vraiment bizarre. Le temps vécu se décompose en une foule de moments.
A1, en ukrainien et à voix basse — Il semble plus détendu... Comme apaisé.
M. — De moments et d’instants...
T., en ukrainien — Tais-toi, camarade premier adjoint.
M. — J’ai envie de faire pipi... mais est-ce que c’est de mon envie de faire pipi ou de celle du camarade inquisiteur du KGB qu’il s’agit ? (Trente-quatre secondes de silence.) Je viens de songer à l’autre. À celui qui est à côté de moi. Qui est moi... (Seize secondes de silence.) Moi.
(Deux minutes et vingt-et-une secondes de silence.)
A1, en ukrainien et à voix basse — Il ne parle plus. Et il a le regard sacrément fixe. Camarades, vous êtes bien sûrs que...
T., en ukrainien et à voix basse — Tout va bien. Nous allons le laisser planer encore un peu, puis nous le ramènerons sur terre en douceur.
I.P., en ukrainien et à voix très basse — Pourquoi ne pas le terroriser ? Le camarade deuxième adjoint est expert à la matiè...
T., en ukrainien et à mi-voix — Camarade, ce Martien est actuellement complètement défoncé, projeté cul par-dessus tête tout en haut d’un putain de pic synesthésique, ! Nous en apprendrons plus en le manipulant qu’en le brutalisant.
A2, en ukrainien et à voix très très basse — Dommage.
(Quarante-deux minutes et onze secondes de silence. Une transcription précise et minutée des divers bruits et chuchotements incompréhensibles qui les parsèment est fournie en annexe.)
M. — Dis-moi, camarade inquisiteur du KGB, tu n’aurais pas le numéro de Dieu ?
I.P. — Le numéro de quoi ?
M. — De qui !
I.P. — De qui ?
M. — De Dieu !
I.P. — De Dieu ?
M. — Oui, Son numéro de téléphone !
I.P. — De... de téléphone ?... De... de D-D-Dieu ?...
M. — Ben oui. Il faut que je Lui passe un coup de fil. Ça urge.
I.P. — Qu’est-ce qui est si urgent ?
M. — D’appeler Dieu.
I.P. — Pourquoi ?
M. — Pour lui demander où il a mis les clefs.
I.P. — Les clefs de quoi ?
M. — Les clefs de l’Univers. Il faut qu’on trouve la sortie au fond de l’espace avant que les probabilités ne s’effondrent.
I.P. — Quelles probabilités ?
M. — Celles qui entretiennent ton existence et la mienne — et la vôtre. Tu n’imaginerais pas l’incroyable quantité de hasards qui a été nécessaire pour qu’on se retrouve tous les cinq dans cette cellule... Nous ne sommes que des probabilités concrétisées, les gars ! Et d’autres sont là, à l’affût, qui n’attendent que de prendre notre place...
A2, en ukrainien — Qu’est-ce qu’il raconte ?
M. — Alors, vous pigez, c’est pour ça qu’il faut que j’appelle Dieu, pour Lui demander les clefs de l’Univers avant que les briques du mur ne se mettent à bouger, à entrer et à sortir comme des tiroirs... (Deux secondes de silence. En français :) Putain, j’ai une de ces gaules !
T., en ukrainien — Que vient-il de dire ?
I.P., en ukrainien — Je sens que ça ne va pas te plaire, camarade témoin...
T., en ukrainien — Il recommence avec ses obscénités ?
M. — L’amour... l’amour... l’amour... Et puis les fleurs et les petits oiseaux... Et les abeilles qui bourdonnent... le pollen... tout ça...
A1, en ukrainien — Il est en train de repartir.
M. — Et les chiens qui s’enfilent, les punaises qui se baisent, les serpents qui se frottent, les amibes qui se divisent... Rhâââ !...
I.P. — Calme-toi... Ce ne sont que des illusions...
M. — Hé, les mecs, mon corps est coupé en deux ! (Huit secondes de silence.) Ou alors, c’est mon cerveau. (Onze secondes de silence.) Ou les deux. (Quatre secondes de silence.) Logique... (Douze secondes de silence.) Pourquoi ? (Reniflement.) Y a pas une histoire d’androgyne originel coupé en deux dans une de vos légendes terriennes ? (Douze secondes de silence.) Mouais, vous êtes pas des experts, hein ? Pas besoin de culture pour pratiquer le passage à tabac au KGB !
I.P. — Tu exagères. Nous ne t’avons pas passé à tabac.
A2, en ukrainien — Pas encore.
M. — Moi, non — mais les autres ? Combien de pauvres types ont-ils déjà défilé dans cette cellule ? Et, parmi eux, combien y ont-ils laissé la vie ou la raison ? (En criant :) Faut que j’appelle Dieu pour le lui dire ! Trouvez-moi Son numéro de téléphone ! Trouvez-le moi ! Il me le faut ! Vite ! Avant qu’il ne soit trop tard !... (Quatre secondes de silence. D’une voix normale :) Hé, mais, j’y pense... Vous autres, communistes, vous ne croyez pas en Dieu... Alors, Son numéro, vous ne devez pas l’avoir sur vous... Je me trompe ?
A2, en ukrainien — Il délire.
M. — Et celui de Lénine ne fera pas l’affaire, non, non, non...
T., en ukrainien — C’est normal. Et, si nous voulons l’avoir, c’est maintenant ou jamais ! Son esprit n’est plus qu’un champ de conscience malléable, perméable aux suggestions. C’est là, pendant le pic synesthésique, que... le meurtrier capitaliste Charles Manson conditionnait ses adeptes en leur répétant qu’il était le Messie tout en leur faisant l’amour comme une bête...
I.P., en ukrainien — Je t’en prie, camarade témoin... Si le cœur t’en dit, ne te gêne pas pour nous...
T., en anglais et à voix basse — Pauvre con.
(Seize secondes de murmures étouffés.)
M. — Bon, j’ai réfléchi, les amis... Puisque vous ne pouvez pas me filer le numéro de Dieu, il va falloir que j’aille le chercher moi-même. Seulement, je me demande s’il vaut mieux aller regarder dans l’annuaire de la Mecque, de Lhassa ou du Vatican... (Reniflement.) Vous répondez pas ? J’ai vraiment pas de chance d’être tombé aux mains de mécréants ! (Reniflement.) Remarquez, ça peut pas être pire que chez moi — parce que, côté Dieu, on n’est pas gâtés, là-bas !
(Trente secondes de silence.)
I.P. — Qu’entends-tu par là, camarade ambassadeur ?
M. — Est-ce qu’il te faut un miracle pour faire taire ton incrédulité ?
A2, en ukrainien — Mais il est en train de nous faire de la propagande bondieusarde !...
M. — Alors, puisque c’est comme ça, je vais vous en pondre un vite fait sur le gaz de miracle ! Et tant pis pour le téléphone de Dieu, je m’en passerai pour cette... (Une minute huit secondes de silence.) Oh, les couleurs, les jolies couleurs qui me parlent et qui me racontent de jolies histoires...
A1, en ukrainien — Hé, qu’est-ce que c’est que ces serpentins multicolores qui lui sortent des yeux ?
A2, en ukrainien — Des serpentins ? Moi, je vois plutôt des arabesques dentelées... Et qu’est-ce que j’ai envie d’y donner un coup de poing ! (Trois secondes de silence.) Mais ça risque de couper !
I.P., en ukrainien — Vous ne voyez pas que les murs de la pièce se sont mis à palpiter ? Ils respirent ! Ils sont vivants !
T., en anglais — Arrête tes conneries, mec, c’est juste l’acide qui monte. Moi aussi, je commence à le sentir — yeah, comme au bon vieux temps...
I.P. — Mais, camarade, c’est lui qui a pris de l’acide, pas nous ! (Six secondes de silence.) Hé, mais, au fait, pourquoi as-tu parlé anglais ?
A1 — Si quelqu’un a le numéro de Dieu, je suis preneur. (Rire bête.) J’aurais des trucs à lui demander. (Rire niais.) Et même à lui apprendre ! (Rire stupide.) Ouais, ça va lui en boucher un coin !...
M. — Bon, allez, je me casse. Salut les potes, et bien le bonjour à papy Gorby !


Roland C. Wagner. Tous droits réservés.
Texte reproduit avec l'aimable autorisation de l'auteur.