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Extrait de novella :

Honoré a disparu

Roland C. Wagner

(© L'Atalante, avril 2003)

(extrait)


Les mutants sont déjà parmi nous...

... et ils ont le cerveau endommagé


      Le docteur Moreau ne se sentait pas d'humeur à opérer ce soir-là. Mieux valait prendre un peu de repos s'il voulait être en état de supporter Niktam et Tartag. Les deux zonards ne lui tapaient pas exactement sur les nerfs. Non, c'était plus subtil : ils lui pompaient son énergie nerveuse. Mais il était bien obligé de les rencontrer de temps à autre, car c'étaient ses seuls fournisseurs, en ces temps à tel point défavorables à la Science que le rapt d'un hamster pouvait vous conduire tout droit en prison — ce dont les prédécesseurs du Rapbeur et du Rocker avaient fait la cruelle expérience.
      Assis à son bureau, il rêvassa un moment au verrat transgénique trouvé par Tartag et Niktam. Ces deux crétins n'étaient peut-être pas aussi empotés qu'ils le paraissaient au premier abord, car c'était là une pièce de choix, pour qui le docteur Moreau avait des projets grandioses. En fait, une bonne partie de ses travaux, au cours des vingt dernières années, avait eu pour but de préparer l'œuvre géniale dans laquelle il allait enfin pouvoir se plonger sans entrave. Au sous-sol du centre de recherches, dont les bâtiments désuets se dressaient quelque part au pied d'un aqueduc dans la proche banlieue sud de Paris, une vingtaine de truies sélectionnées avec soin n'attendaient que la semence d'un mâle appartenant à une souche modifiée pour pondre des portées de porcelets dotés des mêmes capacités intellectuelles que leur père.
      Bien sûr, il aurait pu se procurer le cochon — ou simplement ses spermatozoïdes — par des voies légales, mais il entrait aussi dans ses intentions d'étudier in vivo le fonctionnement des différents organes du goret transgénique. Or, s'il avait sacrifié un animal dûment enregistré, on lui aurait tôt ou tard demandé des comptes. Par contre, ses employeurs fermaient les yeux s'il obtenait des cobayes par ses propres moyens. Ils auraient même eu tendance à l'en féliciter, car l'unité de recherche toute entière était gourmande en la matière, le laboratoire ayant raté sa reconversion dans les grandes largeurs après la promulgation de la Loi Eitzen.
      Le glisseur déglingué des deux voyous se gara vers vingt-deux heures dans la cour du laboratoire. Niktam et Tartag en descendirent, suivis d'un énorme verrat — lequel, pour autant que le vivisecteur pût en juger, paraissait d'excellente humeur. L'animal n'avait pas la moindre idée de ce qui lui pendait au nez. Quelque part, le docteur Moreau en conçut une certaine déception, car il s'était attendu à voir le cochon piailler et se débattre pour essayer d'échapper à ses ravisseurs.
      Les cobayes étaient censés avoir peur. Cela faisait partie du charme.
      — Vous avez mis du temps, reprocha le savant fou.
      — C'était pas évident, expliqua Tartag. On a tourné en Auvergne pendant cinq jours avant d'trouver. Les transgènes, ça court pas les rues.
      Moreau lorgna sur le goret. Apparemment, les deux zonards ne s'étaient pas trompés : le front du sujet d'expérience était anormalement bombé, et il y avait quelque chose de bizarre dans la structure de ses hanches — quelque chose qui donnait très envie au docteur de jouer du scalpel.
      Patience.
      — J'espère que personne ne vous a vus, reprit-il en plissant les yeux de méfiante manière.
      Niktam lui lança un regard vexé.
      — Pour qui qu'y me henpre, uil ? T'es pas d'ma deuban (1) !
      Le vivisecteur secoua la tête avec commisération, puis tourna un regard interrogateur en direction de Tartag, qui traduisit aussitôt :
      — Il dit qu'il sait être discret et que vous le vexez.
      Le cochon leva un groin plein de terre et considéra le trio de ses petits yeux, où le docteur ne lut qu'une stupidité typiquement porcine. En dépit de la courbure du front et des hanches étranges, le vivisecteur se prit soudain à douter de la valeur de l'animal.
      — Vous êtes bien certains qu'il s'agit d'un transgénique ? demanda-t-il avec sa sécheresse coutumière.
      Nouveau ricanement des deux acolytes.
      — No blème, keudo, affirma Niktam. Tu viens, Honoré (2) ?
      Le cochon émit un grognement avant de s'élancer vers les trois hommes.
      — Vous connaissez son nom ? fit Moreau, tout étonné d'avoir entendu une phrase normale dans la bouche du Rapbeur.
      — Ben oui, répondit Tartag, comme s'il s'agissait d'une évidence. C'est lui qui nous l'a dit.
      — Il leupar, compléta Niktam. Et meumê que c'est un crésavarba (3) !
      Une ombre de sourire apparut sur les lèvres du vivisecteur. Si les deux zonards disaient vrai — et il n'y avait aucune raison pour que ce ne fût pas le cas —, c'était une petite merveille qui trottinait sur leurs talons, le groin au ras du sol. Car si les cochons transgéniques étaient censés comprendre ce qu'on leur disait, il n'était nulle par fait mention qu'ils pouvaient également parler un quelconque langage humain. Jusqu'à quel point cet animal maîtrisait-il le français ? Achille Moreau avait hâte de le découvrir.
      Il lança un coup d'œil vers le verrat, fort occupé à fouiller dans un massif de fleurs.
      — Mieux vaudrait enfermer cette bestiole. Je ne tiens pas à ce qu'il file pendant que nous aurons le dos tourné.
      Les deux zonards ricanèrent.
      — À mon avis, y a aucun risque, assura Tartag. Pour qu'y s'inquiète pas, on lui a dit qu'on allait l'emmener au Paradis des Cochons. Et il a mordu, j'vous raconte pas ! (Il se gratta le nez.) Vous imaginez pas : en route, y nous a posé des questions sur Dieu, et tout ça !
      — Un halouf stiquemy (4), commenta Niktam.
      Moreau le toisa d'un air agacé, puis se tourna vers son acolyte :
      — Ne pourrait-il essayer de parler normalement, pour une fois ?
      — Zarma ! s'offusqua le Rapbeur. Boulla la némo, qu'on se reuti (5) !
      — Vous avez l'argent ? s'enquit le Rocker.
      — Dans mon bureau. Venez.
      Sans perdre de temps, le vivisecteur entraîna les deux zonards vers l'escalier extérieur qui menait au premier étage. Le cochon les suivit en se dandinant, une lueur paisible dans ses petits yeux d'un étonnant bleu outremer.
      Ce comportement suscita un désagréable malaise au creux de l'estomac d'Achille Moreau. Cet animal paraissait trop tranquille, trop sûr de lui. Il se conduisait comme s'il avait la certitude que rien de fâcheux ne pouvait lui arriver.
      Il ne perdait rien pour attendre.



Notes :

      (1) " Pour qui me prenez-vous ? Nous n'avons pas élevé les cochons ensemble ! "
      (2) " Aucun problème, mon cher docteur. Honoré, veux-tu venir un instant ? "
      (3) " Il sait parler. Et je peux vous assurer que c'est un bavard impénitent ! "
      (4) " L'eusses-tu cru qu'un cochon pouvait connaître des expériences transcendantales ? "
      (5) " Cornegidouille ! Payez-nous afin que nous puissions réintégrer nos pénates. "


Roland C. Wagner. Tous droits réservés.
Texte reproduit avec l'aimable autorisation de l'auteur.