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Extrait de roman :

L'OEIL DU FOUINAIN

Roland C. Wagner

(Livre de poche, mars 2002)
 
Edité précédemment sous le titre "Poupée aux yeux morts".


couverture

CHAPITRE PREMIER

DANS CE DÉCOR SORDIDE

          La station de métro sentait la crasse et le détergent. Ses affiches tridi à la structure altérée ne présentaient plus que des scènes figées et déséquilibrées, qu'embrumait un flou accidentel, sans rien d'artistique à mes yeux. Un clochard dormait en chien de fusil dans une niche de la paroi arrondie, alcôve misérable d'un sommeil d'origine chimique.
          Je ne reconnaissais plus rien ; ce monde où j'étais né m'était devenu étranger.
          Je me laissai emporter par l'escalator, fouillant machinalement mes poches à la recherche du frotteglisse. Peine perdue : ne voulant pas y avoir recours ce soir-là, j'avais laissé à l'Escale le petit gadget montgomeryl.
          Quatre Matraqueurs avaient élu domicile dans la salle des contrôleurs magnétiques. Une ligne peinte sur le sol délimitait leur territoire ; je pris soin de respecter cette frontière. L'un d'eux, solide gaillard aux habits vivement colorés et au crâne peint d'un mandala, me jeta un regard inquisiteur. Je passai devant lui, la nuque peut-être un peu raide, et sautai sur la première marche de l'escalator menant à la surface.
          La bouche de métro s'ouvrait au bord d'une avenue aux immeubles décrépis. Ce quartier abritait autrefois la classe moyenne supérieure, cette couche sociale qui servait de tampon entre les basses castes et les autorités néopures. L'arrivée au pouvoir des Expansifs, une vingtaine d'années auparavant, lui avait porté un coup mortel ; elle avait dès lors perdu peu à peu toute influence, tandis qu'une faune inquiétante envahissait cette partie de la ville. La tolérance, voire le laxisme dont faisait preuve le nouveau gouvernement avait favorisé cette évolution. Naguère, l'existence d'un tel ghetto eût été impensable ; la Loi de Rigueur n'avait rien d'une plaisanterie.
          Je descendis l'avenue, cherchant mon chemin. Lorsque j'avais quitté la Terre, le Néo-Puritanisme écrasait un monde triste et morne, de couleur grise, vidé de toute invention comme de toute imagination. Un monde moral et asexué, où l'on castrait les voleurs et censurait les arts. Mais à présent, la domination néopure n'était plus qu'un désagréable souvenir, et j'étais de retour, confronté à une société que je ne comprenais plus.
          J'avisai un enfant qui fourguait une drogue quelconque, assis sur les marches d'un perron monumental en haut duquel se dressait un porche maculé de graffitis. La plupart d'entre eux n'étaient que la reproduction de slogans plusieurs fois centenaires. La banderole affichée par l'enfant pour signaler son petit commerce tranchait par sa relative spontanéité sur les gribouillis vides de sens, tracés là sans raison - ou, peut-être, pour donner un cachet sordide à l'entrée des Bas-Quartiers.
          J'entre dans un décor et ce gosse n'est qu'un acteur. En a-t-il seulement conscience ? ISSI DE LADEFONSE... Même les fautes d'orthographe semblent volontaires, en fait...
          - Où est la rue des Fleurs ?
          - Aimez sexe ? Sexe femme comme fleur. Doux de s'y abandonner.
          Je fus à peine surpris de l'entendre faire l'article, tel l'un de ces bateleurs qui rameutaient autrefois la clientèle à l'entrée des baraques foraines, lui promettant horreurs et merveilles qui n'étaient qu'escroqueries : l'homme-tronc mutilé par ses parents, le sauvage des Mers du Sud né à la barrière de Belleville, ou le geek, épave humaine que l'alcool maintenait dans un état d'hébétude parfois traversé par de terribles crises de rage... Néanmoins, contrairement à ces forains bavards et démonstratifs, l'enfant donnait dans la sobriété.
          Une plaque de cinq solars apparut dans ma main.
          - Dans quelle direction ?
          - Deuxième à droite. Marchez longtemps. Arrivez Marché merveilleux. Première à droite. Reconnaîtrez quand y serez.
          Il avait empoché la plaque sans que je m'en sois rendu compte, fasciné que j'étais par son utilisation de la mondelangue. Dans sa bouche, ce langage, l'un des plus évolués qui soient, paraissait d'une illusoire simplicité.
          Je secouai la tête, m'arrachant à mes pensées, et je m'éloignai, abandonnant l'enfant planté là comme une lanterne rouge au-dessus de la porte d'une maison close. Il était un panneau indicateur, rien de plus.
          Je pénétrai dans un dédale de ruelles dépourvues d'éclairage. Une odeur désagréable flottait dans l'air. Je croisai à plusieurs reprises des silhouettes imprécises, ivrognes chancelants ou mendiants grelottant dans leurs haillons. L'un d'eux me tendit sa sébile. J'y laissai tomber une plaque d'un solar, en échange de quoi il me confirma d'une voix enrouée que j'étais bien dans la bonne direction. Déguisé ou non, le racket était permanent dans le ghetto.
          L'obscurité et le silence cédèrent la place à la lumière et au vacarme lorsque j'atteignis le Marché merveilleux. Une foule dense et disparate se pressait autour d'une multitude de stands et d'étalages. On trouvait en ces lieux les denrées bannies des magasins " honorables " - ou, du moins, leurs copies conformes, les marchands profitant de l'attrait du client pour l'interdit, et de sa méconnaissance de ce que dissimulait cet interdit, pour se livrer à l'arnaque, leur sport favori. Les perles aphrodisiaques de Véga VI - planète en fait inhabitable - avaient été synthétisées dans un quelconque laboratoire clandestin ; le tissu symbiotique d'Urham aurait dû porter un label du genre Made on Callisto ou Product of Vesta ; les statuettes barbares censément importées en fraude d'Oklunthia avaient été façonnées en grande série quelque part dans laCeinture...
          Le bazar oriental, où tout est faux mais clinquant.
          Fendant la foule, je m'engageai dans une rue assez large, sur laquelle s'ouvraient des centaines de minuscules échoppes bariolées qui proposaient en-cas exotiques et sensos pornographiques, phallus de métal érectile et instruments de flagellation, drogues végétales et alcools frelatés... On pouvait également s'offrir une lecture de l'avenir dans les variations de couleur de l'iris, les replis de l'anus, la disposition des organes internes ou la fiente de bestioles improbables.
          Plus loin s'étendait le domaine des marchands d'animaux originaires de lointaines planètes, des jeux d'argent, des vêtements aux tissus faussement somptueux, des bibelots laids et inutiles, des reconstitutions perverties d'espèces disparues... " Un pseudolion de la taille d'un chat est ausi affectueux qu'un chat ! " proclamait un panneau rédigé d'une main malhabile.
          La rue des Fleurs s'embranchait sur la gauche. L'enfant n'avait pas menti en affirmant que je la reconnaîtrais au premier coup d'oeil.
          Fleurs vénéneuses au parfum capiteux, elles s'alignaient de part et d'autre de la ruelle. Les enseignes clignotantes des bistroquets et des drogueries teintaient leur peau de couleurs trop crues - rose thyrien, vert printemps, bleu électrique. Mannequins à la mobilité limitée par la surface de trottoir qui leur était allouée, elles exhibaient avec distraction leurs seins maquillés ou tatoués, leurs hanches gainées de tissu scintillant et leurs visages inexpressifs.
          Ce tableau pitoyable ne m'émut pas ; ce n'était qu'un arrangement à l'esthétique douteuse. A nouveau, je fus envahi par l'impression de me mouvoir dans un décor, d'assister à un spectacle. Car ces filles aux lèvres peintes ne racolaient pas. Elles se contentaient d'être là, offertes à qui les trouverait à son goût. Ni plaisanteries vulgaires destinées à moucher le voyeur qui s'attarde ou à détendre le timide qui hésite, ni sourires engageants ou regards méprisants- tout se déroulait dans une indifférence totale.
          Je m'aventurai entre les deux rangées de filles, horriblement gêné d'avoir à les dévisager. J'avais la sensation de me conduire comme un simple client, alors que je n'étais pas venu m'accoupler furtivement avec un robot de chair, dans l'atmosphère sordide d'une chambre miteuse, mais revoir un visage qui, durant quarante-huit ans, n'avait cessé de hanter ma mémoire. Un visage que le temps avait épargné.
          Il me semblait glisser dans un océan lumineux d'où émergeaient les silhouettes hératiques de femmes-fleurs trop colorées, trop riches en détails, défilant avec régularité en un alignement de statues façonnées dans une chair douce et tiède - comme autant de produits alléchants sur les rayons d'un libre-service.
 
          Je ne m'attendais pas à ce qu'elle me reconnût. Trop d'années s'étaient écoulées depuis notre séparation, depuis cette ultime nuit à laquelle j'avais tant pensé que j'avais fini par la revivre jusque dans ses détails les plus subtils.
          J'avais changé et surtout vieilli, tandis que Sue demeurait la même, se riant du temps qui passait, conservant sa peau blanche, sa chevelure multicolore et sa chair ferme d'adolescente. Seule l'expression de ses traits indiquait, avec autant de netteté que l'eût fait la décrépitude, qu'un esprit de femme habitait ce corps trop jeune. Nul n'aurait pu deviner, à nous voir, que nous étions nés à quelques mois d'intervalle.
          Je restai à la contempler, à peine troublé par ces retrouvailles tant attendues et tant espérées. J'avais rêvé cet instant des milliers de fois durant toutes ces nuits où j'essayais, en vain, de trouver le sommeil. Je l'avais rêvé et rêvé à nouveau, comme un écrivain réécrit un texte, comme un musicien améliore son interprétation d'un morceau au fil des répétitions... Mais à présent qu'il devenait réalité, l'aspect idéalisé que je lui avais conféré s'effaçait. La précision de mon délire, qui confinait à la prescience, avait démystifié cette scène, n'en laissant subsister qu'une apparence superficielle dépourvue de toute charge émotionnelle.
          Comment était-elle arrivée là, dans ce Disneyland de la débauche ? Celui qui m'avait permis de la retrouver - un employé de la Couverture Informatique avide de grosses plaques - s'était montré peu explicite. Il s'était contenté d'empocher mon argent et de lâcher quelques mots : " Elle travaille rue des Fleurs - si l'on peut appeler ça travailler ! " Tant d'ironie et de mépris teintaient sa voix que je n'avais osé le questionner plus avant. Ce n'était que plus tard qu'un naute m'avait raconté la rue des Fleurs, de sa naissance, aussitôt après la victoire expansive, à sa situation actuelle de sexe des Bas-Quartiers.
          Je n'avais ni le courage, ni la force d'affronter Sue. Un bar ouvrait ses portes à quelques pas ; je les poussai. J'avais besoin de faire le point, de plonger en moi-même pour remettre de l'ordre dans ce fatras qu'était devenu mon esprit lorsque je l'avais revue, intacte.
          L'atmosphère me saisit aussitôt à la gorge. Les bars avaient bien changé, eux aussi. Durant l'Ere néopure, ce n'étaient que des lieux anodins et proprets, où l'on ne servait aucune boisson plus alcoolisée que le cidre.
          Un grand comptoir longeait le mur de droite jusqu'à l'endroit où celui-ci s'interrompait sur une vaste salle noire de monde. La façade étroite dissimulait un local aux dimensions inattendues. Les appliques douceâtres et les lustres désagrégeant la lumière étaient d'époque - mais de laquelle ?
          J'allai m'asseoir dans le fond du bar. Des noms de bières et de drogues défilaient sur un long écran, au-dessus du comptoir. L'éventail offert avait de quoi satisfaire le plus exigeant esthète des psychotropes ; pourtant, la plupart des consommateurs préféraient recourir aux distributeurs automatiques, qui ne délivraient que les boissons courantes et quelques alcaloïdes mineurs.
          - Monsieur désire ?
          Garçon stylé en veste blanche bien coupée, cheveux plaqués sur le crâne et séparés en deux masses inégales par une mèche claire retombant sur le front en un accroche-cœur du plus bel effet. D'époque, lui aussi. D'une époque que je situais de mieux en mieux : celle des Premiers Exodes, vieille d'un siècle et demi.
          - La carte des bières.
          Il me la tendit. Je la parcourus rapidement. En arrivant au chapitre consacré aux bières extraplanétaires, je compris pourquoi nul n'en commandait. Bah ! j'avais assez d'argent pour m'offrir autant de folies de ce genre que je voudrais- quarante-sept ans et six mois de salaire, plus les intérêts et la prime de licenciement, le tout net d'impôt. Je rendis la carte au serveur et lui demandai une Santaclara, bière d'orge muté fortement alcoolisée, en provenance de la Planète de Montgomery. Lorsqu'il me l'eut apportée, la lecture de l'étiquette m'apprit que la canette avait voyagé à bord du Niagara -mon vaisseau.
          Versant la bière ambrée dans un verre aux contours de corps féminin, je laissai mon regard errer sur la clientèle. Ma connaissance - purement littéraire et cinématographique, il est vrai - des bars d'avant l'Ere néopure me permit d'identifier la plupart des types d'individus présents. Intellectuels solitaires buvant avec régularité, bandes d'adolescents venus rigoler un bon coup, désespérés ivres morts ou rendus trop lucides par l'alcool, poivrots rubiconds qui tapaient le carton ou faisaient rouler les dés avec des gestes malhabiles, touristes en mal de sensations nouvelles...Toute une galerie de personnages archétypaux dont la réunion en ces lieux avait quelque chose de factice.
          Font-ils partie du décor ? Ce bar ressemble trop à un bistrot du début du XXIe siècle, tel qu'on peut en voir dans L'Assommoir (Luc Besson, France, 2003) ou Day is just a word (Pete Ameel, G.-B., 2039).
          Restez dans votre coin, fichues références !
          Mon verre étant déjà vide, j'en demandai un autre, criant pour couvrir le brouhaha ambiant. Un Noir à la chevelure crémeuse se tourna vers moi, les lèvres prêtes à me décocher un reproche. Mais elles demeurèrent closes, tandis qu'une expression imprécise se peignait sur le visage sombre. L'homme m'examina brièvement, lorgna sur la canette au design inhabituel, puis son regard rencontra le mien et il détourna vivement la tête. Sans doute avait-il vu des myriades d'étoiles qui tournoyaient dans un abîme sans fond.
          Le serveur posa une autre Santaclara sur la table, heurtant avec violence le cul de la bouteille contre le plastique crevassé. Il agissait avec distraction, les yeux braqués en direction de la porte. Intrigué, je suivis son regard.
          Un fouinain évoluait entre les tables aux couleurs passées dont la disposition évoquait un labyrinthe dessiné, un jour de cuite ou de gueule de bois, par un architecte amateur. Un labyrinthe aux intersections jalonnées de distributeurs de boissons et de jeux multisensoriels qui en étaient peut-être les seules issues véritables. Silhouette tassée sur elle-même, le gnome apparaissait brièvement dans les flaques dorées que dispensaient les lustres, pour replonger aussitôt dans la pénombre enfumée. Par jeu, j'essayai d'anticiper sa trajectoire erratique. Pas une fois je ne me trompai ; le fouinain surgissait des ténèbres à l'endroit que j'avais choisi, et nulle part ailleurs.
          Il se retrouva assis face à moi, le menton au niveau de la table, son appendice nasal démesuré s'écrasant sur la surface rugueuse. Il me paraissait à la fois extraordinairement humain et parfaitement étranger. Son nez disproportionné, ses mains à quatre doigts et son corps aux contours élastiques que dissimulait un habit vert à la coupe imprécise sortaient tout droit d'un dessin animé de l'époque héroïque.
          Walt Disney ou Tex Avery ?
          - Tex Avery.
          Je faillis en lâcher mon verre. Sur les terres de la Périphérie, on racontait que les fouinains étaient télépathes - ce que semblaient toutefois ignorer les scientifiques, pour qui la Rationalité ne tolérait aucune exception. Je venais d'obtenir la preuve qu'il ne s'agissait pas seulement d'une légende. Le minuscule humanoïde avait répondu à voix haute à ma question informulée.
          - Exact. Mais qui te croirait si tu le répétais ?
          - Pourquoi le ferais-je ?
          - Tu y as songé.
          - Une idée en l'air, sans plus...
          Il plissa ses paupières aussi tombantes que celles de Peter Lorre. Je vidai mon verre. Il était temps d'en reprendre un ; ce n'est pas tous les jours qu'un fouinain vient s'asseoir à votre table. D'ordinaire, ils auraient plutôt tendance à éviter la compagnie des humains.
          Peu sociables est, pour eux, un bien faible qualificatif.
          - De la bière ? C'est d'un banal... J'ai mieux que ça !
          - Qu'appelles-tu mieux ?
          - Une bonne triplepipe de medley, par exemple !
          Un serveur rondouillard parut se matérialiser à mes côtés. Il portait un ustensile impressionnant, narguilé façonné dans le tronc torturé d'un arbuste fossile de Mars. J'avais lu quelque part que le bois pétrifié avait la réputation de donner une saveur subtilement étrangère à toute substance brûlant dans les sept foyers.
          Je n'avais pas eu le temps d'acquiescer à voix haute.
          Le fouinain me tendit un long tuyau translucide où se tordaient les volutes reptiliennes de la fumée. J'aspirai une longue bouffée, cherchant à identifier la drogue mêlée au tabac brun. Je n'y parvins pas, manquant quelque peu d'expérience en ce domaine, mais ses effets ne tardèrent pas à se manifester.
          - Uniquement des drogues terriennes, reprit le fouinain. Haschisch, opium, champignons, jusquiame, belladone... Les produits locaux sont toujours les plus adaptés. A quoi bon user de substances extraplanétaires ?
          - Pourquoi t'intéresser à moi ?
          La question, pensée et formulée avec un parfait ensemble, dérouta le fouinain ; il n'avait pu préparer de réponse. Ses pupilles devinrent triangulaires.
          - Pas de questions. J'en ai horreur et j'agis comme bon me semble. (Comme j'ouvrais la bouche pour le relancer, il coupa :) Fume, au lieu de bavasser !
          - Chercherais-tu à m'abrutir ?
          - Fume ! Il ne faut jamais gaspiller.
          J'obéis. Lorsque le dernier foyer s'éteignit, j'étais en proie à de douces hallucinations colorées dont je contrôlais à merveille les variations. Il me suffisait d'un bref effort de volonté pour les chasser et recouvrer une vision normale. L'effet psychotrope, par contre, se prolongeait - calmant, sécurisant. Le fouinain savait y faire. Il avait trouvé exactement ce dont j'avais besoin. Mes émotions s'atténuaient et je pouvais désormais revivre sans sourciller des scènes qui, bien que vieilles d'un demi-siècle, m'auraient arraché des larmes en temps normal.
 
          Nous étions allés au bord de la Seine, quelque part vers Draveil. Derrière nous s'étendaient d'immenses cités abandonnées, désormais peuplées de rats et de cafards. L'ancienne grande ceinture suburbaine avait été désertée lors des Premiers Exodes, au cours desquels un tiers de la population terrestre s'était enfuie vers les étoiles. Les bâtiments, eux, étaient restés, opposant leurs architectures concentrationnaires au-dessus des forêts recréées de toutes pièces.
          Sue m'avait entraîné dans le sous-bois, à la recherche d'hypothétiques reliques de l'Ere d'Urbanisation. Sous le couvert des arbres centenaires subsistaient en effet des vestiges épars : un pan de mur envahi de mousse, l'ossature vide et rongée de rouille d'une automobile, une tombe au marbre crevassé, dernière trace d'un cimetière à présent enfoui sous les racines... Pauvres symboles d'un couple de siècles qui s'étaient voulus progressistes et spectaculaires.
          Ce jour-là, je lui avais dit que j'allais partir.
 
          - Ne pense pas à elle !
          Je me raidis. Subitement, l'intrusion du fouinain dans mes pensées et mon existence me dérangeait.
          - Ça te gênerait de ne pas m'épier ?
          - Je le pourrais, mais ne le ferai pas.
          - Pourquoi ?
          Le fouinain se dressa. Debout sur son tabouret, il était aussi grand que moi assis. Ses petites mains s'agitaient au bout de ses bras aux articulations migrantes.
          - Des questions ! Toujours des questions ! Vous autres, humains, vous n'avez que ça à la bouche !
          - Que me veux-tu ?
          - Je ne te veux rien. Je ne veux rien. Rien de plus que toi.
          - Qu'as-tu lu en moi ?
          - La solitude.
          - Je ne comprends pas.
          - Il n'est pas nécessaire que tu comprennes.
          Je secouai la tête, vaincu.
          - J'abandonne. Je suis tellement défoncé que je crois parler avec un gnome qui se prétend télépathe et en apporte toutes les preuves - alors que la télépathie n'entre pas dans le cadre de la Rationalité !
          - Tu n'étais pas encore défoncé à mon arrivée, je te signale.
          - Alors, tu es réel ?
          - Voilà une question que je n'avais jamais songé à me poser... Mais maintenant que tu soulèves le problème...
          - Va la chercher !
          Il me considéra, l'étonnement bien visible dans ses pupilles dodécagonales. Sans doute s'était-il abstenu d'épier mes pensées et ma requête l'avait-il pris de court. Ses yeux violacés luisaient dans la pénombre veloutée, dont les variations tendaient à dessiner de fragiles arabesques qu'un simple battement de paupière suffisait à désagréger.
          - Elle ne viendra pas.
          - Dis-lui que c'est moi qui t'envoie. Je dois lui parler, mais il faut que quelqu'un la prépare à l'idée que je suis... (Ma voix se brisa.) Vieux.
          - Tu n'es rien pour elle. Pas même un souvenir.
          - C'est pour moi qu'elle est devenue...
          - Une prostituée ? Bien sûr, mais elle l'ignore désormais. On a retouché sa mémoire. Elle sait qu'un naute est à l'origine de sa décision, et qu'elle sera libre quand il reviendra - mais ce n'est pas de toi qu'il s'agit !
          - Un autre naute ?
          - Tu refuses de comprendre. Les proxénètes ne tiennent pas à voir leurs employées les quitter ; alors, ils trafiquent leurs souvenirs.
          - Va la chercher. Peut-être qu'elle...
          A nouveau, le fouinain m'interrompit. La conversation se déroulait en fait à deux niveaux ; sauf exception, le gnome captait mes répliques dès que je les pensais.
          - T'a-t-elle reconnu, lorsque tu es passé devant elle ? Non. Tu étais un client éventuel - un vieux client.
          - Cette vieillesse, justement... J'ai changé.
          - Tu ferais mieux de me croire.
          J'enfouis mon visage dans mes mains. Les yeux me brûlaient. Un oursin chauffé au rouge rebondissait contre les parois de mon estomac. Ce dialogue n'avait aucun sens.
          - Vas-y, fouinain... Je t'en prie.
          Il s'agitait sur son tabouret, faisant fluctuer ses habits informes en une parodie de sautillement évoquant les oscillations d'un ballon captif. Nul ne savait à quoi pouvait bien ressembler le corps d'un fouinain. Je ne me rappelais pas avoir entendu parler de quelqu'un qui se fût risqué à déshabiller l'un d'eux.
          - C'est arrivé, mais ça n'a jamais été très loin. Je méprise ces menaces infantiles. Mes pouvoirs... (Il sauta à terre ; son crâne chauve atteignait à peine le niveau de la table.) Bon, puisque tu insistes, j'y vais ! Mais tu ne diras pas que je ne t'ai pas prévenu.
          Il partit à toute allure, reprenant sa course sinueuse. Il me sembla que sa silhouette devenait floue, tandis qu'il s'éloignait dans la pénombre crevée de taches de lumière.
          Je bus une nouvelle bière pour tromper l'attente. Je voulais, je crois, m'assommer au point de frôler l'inconscience totale, d'entrer dans cet univers mouvant et cotonneux qui côtoie celui du sommeil. Jadis, sur la Planète de Montgomery, on m'avait refusé d'accéder à cet état, alors que je me tordais sur un lit d'hôpital, immobilisé par des liens invisibles, incapable de chasser les millions d'étoiles enchâssées dans mon ciel mental.
          La porte du bar s'ouvrit sur le gnome. Sue le suivait - démarche coulée, regard indifférent, mouvements onduleux... La fille perdue des films de série B, ou peu s'en fallait. Je voulus me lever pour l'accueillir ; le fouinain m'en dissuada d'un geste agacé.
          Il abandonna Sue adossée à un mur de velours sombre ;d'instinct, elle adopta cette attitude que je ne connaissais que trop bien - les épaules appuyées contre la paroi, une jambe tendue portant le poids du corps, l'autre repliée sous elle, talon touchant la fesse. Une posture codifiée à la signification évidente : un peu d'argent, et je suis à toi pour quelques instants. Sans doute les premières filles de joie, à Thèbes ou à Babylone, se paraient-elles de cette même nonchalance, arboraient-elles ce même sourire plastifié...
          A moins qu'il ne s'agît une fois de plus d'un cliché cinématographique.
          Le gnome bondit sur le tabouret. Je ne l'avais pas vu venir, fasciné que j'étais par Sue.
          - Elle ne voulait pas me suivre, mais j'ai insisté. Quand je te l'amènerai, conduis-toi comme un client ordinaire - et ne cherche surtout pas à lui rappeler le passé !
          - Elle ne peut m'avoir oublié.
          - Elle suit les directives d'un conditionnement.
          Le fouinain semblait sincèrement désolé. Un sentiment bien humain pour cet extraterrestre de cartoon.
          - C'est légal, ça ?
          - Va donc le prouver ! Seul un télépathe...
          - Et comme la télépathie est irrationnelle...
          - Le monde peut changer.
          Je me penchai en avant jusqu'à ce que mon nez touchât presque celui du fouinain ; la peau en était sèche et lisse, dépourvue de pores comme de pilosité. Il donnait vraiment l'impression d'avoir été dessiné.
          - Immortelles et conditionnées ?
          - Je ferais mieux de l'appeler.
          - Deux paradoxes. Deux impossibilités.
          - Je l'appelle.
          - Non, trois - avec la télépathie !
          Sue se décolla du mur pour se diriger vers notre table. Sur son passage, les clients cessaient de boire, interrompaient leur partie de cartes, oubliaient leurs divergences d'opinion. Elle était le point de mire de l'assistance et paraissait n'y attacher aucune importance. Peut-être le gnome avait-il dit la vérité à son sujet ; elle était conditionnée. Mais un demi-siècle de trottoir avait également pu faire de la fille pudique et réservée que j'avais connue et aimée la prostituée hautaine qui s'avançait vers moi.
          Un serveur s'élança vers Sue, avec l'intention visible de la refouler. Sa course s'interrompit au bout de trois pas. Il se figea en plein élan, retrouva son assise après un instant de déséquilibre, considéra la foule d'un air hébété et retourna se poster derrière le comptoir. Une intervention mentale du fouinain ? Celui-ci hocha la tête.
          Télépathe, fascinateur...
          Quoi d'autre, encore ?
          Sue prit place à ma table. Ses yeux verts ne reflétaient qu'un profond ennui.
          Conditionnée, oui. Emotions programmées, expressions artificielles, réactions dirigées. Un bel objet, mais pas une femme...
          Je ne devrais pas penser ça !
          - Je ne comprends pas. (Entendre à nouveau le son de sa voix amoindrit les effets de la drogue. J'étais lucide, torturé par une crampe insidieuse au creux de l'estomac.) Les conventions syndicales...
          - Mon ami est timide.
          Silence. Je devais parler, dire quelque chose, n'importe quoi. Mais les mots s'agglutinaient dans ma gorge, collés les uns aux autres par un ciment d'émotions.
          - V... vous... buvez quelque chose ?
          - Je ne bois jamais. Venons-en au fait.
          Je demeurai muet. Une petite voix narquoise s'insinua en moi, chuchota dans mon cerveau :
          Elle veut savoir ce que tu désires.
          Je ne le sais pas moi-même.
          Puisque tu es plein aux as, retiens-la pour la nuit.
          Tout d'abord, cette idée me révolta. Payer pour l'aimer ? Pour ce qu'elle m'avait donné autrefois ? C'était accepter la situation telle qu'elle se présentait, me résigner à perdre Sue. A jamais. Mais la tentation d'étreindre son corps était trop forte. Je m'entendis dire, sans pouvoir déterminer si le fouinain avait influé sur ma volonté :
          - Combien jusqu'à l'aube ?
          - Trois cents solars.
          - Nous allons chez toi ?
          Elle se leva ; je l'imitai. Quelques plaisanteries graveleuses aux relents franchouillards fusèrent çà et là. Faisant la sourde oreille, j'emboîtai le pas à Sue. Le fouinain demeura sur son tabouret, affectant l'attitude du Penseur de Rodin.
          Tu m'abandonnes ? pensai-je ; je trouvais déjà tout naturel de dialoguer mentalement.
          As-tu besoin de moi pour ce que tu vas faire ? Je n'ai guère de goût pour jouer les voyeurs. On se retrouvera bien un jour ou l'autre, à Paris ou à Samarcande...
          Avant de sortir du bar, je tendis le bras à Sue. Elle le prit sans hésiter. Le contrat était signé. J'allais payer le prix fort pour cette attention, et bien d'autres encore.
 
          Elle habitait dans un grand studio meublé avec une sobriété qui contrastait avec le tape-à-l'oeil ravageur du reste du quartier. Pas de miroir au-dessus du lit comme je m'y étais attendu, pas même d'estampes pornographiques sur les murs chaulés où se chevauchaient lignes et taches de couleurs pastel dont l'ensemble, que l'on eût dit dessiné au hasard par la queue d'un âne, évoquait un coucher de soleil sur l'Adriatique.
          Les lampes, le lit ovale, les tableaux de commandes avaient un aspect vieillot, typiquement néopur - tout comme le fauteuil blanc, doux au toucher, qui épousa plus ou moins la forme de mon corps lorsque je m'y laissai tomber.
          - Voulez-vous un verre ?
          La voix de Sue me tira de mon abrutissement angoissé. Elle s'était déshabillée, ne gardant que ses bas retenus par un porte-jarretelles et ses chaussures aux talons aiguilles interminables. Une tenue d'un classicisme forcené, avant tout destinée à accroître l'excitation du bon client que j'étais à ses yeux.
          Je me mordis la lèvre inférieure. Mon désir me faisait mal. Pas une seconde, je n'avais réalisé que j'aurais affaire à une professionnelle chevronnée, et non à la gamine craintive mais merveilleusement instinctive que j'avais quittée un matin de novembre devant la grille d'entrée de l'astroport. Ici même, à Sahara Beach.
          - Tu as du whisky ?
          Ce n'était pas un choix ; j'avais lancé le premier nom d'alcool qui m'était venu à l'esprit.
          - Un whisky-cola, dans ce cas ?
          - Cola ? Pourquoi pas ?
          Ce bref échange de mots vides de sens - ou, peut-être, trop chargés de significations sans rapport avec celles qu'on leur attribuait en temps normal - m'avait taraudé comme une vieille blessure. Je regrettais à présent d'avoir suivi l'ultime conseil du fouinain. Coucher avec Sue ne pouvait que raviver ma douleur.
          Elle revint, ondulant savamment des hanches. Ses seins nus, bien que ronds et volumineux, n'avaient jamais atteint leur pleine maturité. Elle me tendit un verre. L'odeur me surprit, mais le goût n'était pas désagréable.
          - Je crois qu'on se connaît..., tentai-je. Qu'on s'est connus... autrefois.
          - Ah ?
          Surprise synthétique, intérêt factice. Chaque émotion avait dû être programmée lors du façonnage de son psychisme.
          - Ça doit remonter à une cinquantaine d'années.
          - C'était une autre. Je ne suis pas si âgée.
          Je dus pâlir. Le sang se retirait de mon visage avec un irritant picotement.
          Tout est faussé. Truqué. L'enfant au langage simplifié, le Marché de l'Arnaque merveilleuse, l'ambiance volontairement sordide, les filles indifférentes au cerveau mutilé, à la pensée gauchie... A-t-on voulu recréer de toutes pièces ce que les Néopurs ont mis plus d'un siècle à détruire ?
          Sue, cette Sue que j'ai devant moi est-elle bien celle que j'ai connue ? Ou alors un clone ? Il est impossible qu'on ait
aussi supprimé sa perception du temps, qu'elle n'ait aucune conscience des années écoulées !
          Je songeai à ce naute qui m'avait parlé de la rue des Fleurs. Nommé sur un voilier effectuant la liaison entre la Terre et Oeil dans la Nuit, seconde planète de l'Etoile de Barnard, il repassait à Sahara Beach à peu près tous les onze ans. Ce qui lui avait permis de remarquer que les filles de cette rue - qu'il nommait condits, je savais désormais pourquoi - ne vieillissaient pas. Il supposait qu'elles avaient reçu un traitement quelconque pour enrayer la décrépitude. Sur le moment, je l'avais cru, parce que le rêve devait continuer, mais maintenant que j'avais Sue devant moi, je doutais.
          L'immortalité ? Une foutaise, une chimère ! Cette fille n'est qu'un clone et je ne reverrai jamais Sue. Elle doit être morte - ou si âgée qu'il ne viendrait l'idée de l'employer à aucun proxénète...
          Pourtant, l'homme de la C.I. m'a assuré qu'elle travaillait rue des Fleurs ! Si c'était elle, après tout ? Si les condits ne vieillissaient pas ?
          Non. Ce lieu est un décor et ces filles sont des figurantes.
          Mais j'ai tant envie que ce soit elle...
          Sue vint s'asseoir sur mes genoux, croisant haut les jambes, et elle commença à me caresser le visage. Sa délicatesse ne se départissait pas d'une certaine froideur. Plus tard, dans le courant de la nuit, j'eus la confirmation de ce que je supposais : elle faisait l'amour d'une façon remarquable, mais sans passion. Qu'attendre d'autre d'une prostituée, d'ailleurs ?
          Elle n'était plus qu'une machine à aimer sans amour. N'avait jamais été autre chose.
          Nous somnolâmes. Elle effleurait ma poitrine avec une distraction relevant de l'habileté professionnelle. Quand ses doigts perçurent la présence des implants de survie sertis entre mes côtes, je crus distinguer un bref mouvement de recul. Réflexe trop naturel pour que le conditionnement pût l'interdire ?
          - Tu es un naute ?
          Sa voix me parut plus chaude, plus riche en intonations. Sans doute le sommeil proche libérait-il son esprit enchaîné.
          Le doute changea de camp au fond de mon esprit. Je voulais croire à cette immortalité que toute mon éducation disait irrationnelle.
          - Un pilote, oui.
          - Et... Tu reviens de Là-Haut ?
          - J'ai traversé la Longue Nuit...
          ... Pour te revoir, aurais-je voulu ajouter ; mais je savais désormais que c'était inutile.

 
 


© Roland C. Wagner. Tous droits réservés.
Texte reproduit avec l'aimable autorisation de l'auteur.

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