La pièce, assez grande, ne ressemblait
guère aux chambres d’hôtel dont Clyne avait
l’habitude. Il y avait bien un lit, mais il disparaissait
littéralement au milieu de la végétation qui
proliférait un peu partout, obéissant à une
rigoureuse programmation génétique. Ainsi, le matelas
était fait de mousse moelleuse, de vastes feuilles tièdes
au contact plus qu’agréable remplaçaient draps et
couvertures, et une sorte de gros champignon rose tenait lieu
d’oreiller. Une herbe bleue et drue couvrait le sol d’un
tapis élastique. Sur les murs s’entrelaçaient les
branches d’arbustes verdoyants ornés de grosses fleurs
dont les vives couleurs éclataient sous les rayons du soleil
entrant à flots par la baie vitrée. Il fallait écarter
un rideau de lianes pour accéder au large renfoncement de la
garde-robe, où les patères étaient constituées
d’épines à l’extrémité
arrondie et les cintres de tiges recourbées, qui toutes
jaillissaient d’un buisson fourni dont les racines
disparaissaient dans le plafond. L’éclairage lui-même
avait une origine végétale : un fin réseau
de mycélium presque invisible prodiguait une lumière
douce dès le coucher du soleil.
Le plus surprenant, toutefois, était la
salle de bains, avec sa baignoire, son lavabo et son bidet en forme
de coquillages géants, et ses robinets constitués par
le corps de ces mêmes mollusques — un nouveau prodige de
l’ingénierie génétique, appliquée
cette fois à des animaux. Les filaments de mycélium
tapissant les angles supérieurs de la pièce
s’illuminaient dès que l’on y entrait, et l’eau
était toujours à la température idéale.
Seul le siège des toilettes semblait normal, une impression
qui disparaissait dès que l’on s’y était
assis ; Clyne n’aurait su dire à quel ordre
appartenait l’ustensile vivant — animal ou végétal ?
—, mais elle appréciait ses multiples fonctions à
leur juste valeur.
Elle effleura le cryptogame violet qui
commandait l’ouverture de la baie vitrée et sortit sur
le balcon. Le vent au goût salé agita ses cheveux
dénoués, souleva sa jupe évasée autour de
ses jambes nues. Elle en goûta un instant la caresse, puis alla
s’accouder à la balustrade dont le bois commençait
à se couvrir de feuilles minuscules.
L’hôtel se dressait à
flanc de coteau, face à la paisible étendue outremer de
l’Œil Droit qui disparaissait à l’horizon
dans une brume bleu-gris, et la Muse avait eu la chance de se voir
attribuer une chambre avec vue sur le lac. Chantonnant un air
guilleret qu’elle avait entendu à la radio le matin
même, elle savoura un long moment le paysage qui s’étendait
à ses pieds, appréciant plus que tout la fascinante
ancienneté qu’exhalaient les maisons de pierre blotties
autour du port et la silhouette audacieuse du Temple de Lhassa, dont
les flèches tarabiscotées s’érigeaient
vers l’ouest, à l’extrémité d’une
petite presqu’île en forme de virgule.
L’idée que cette construction
datait de presque trois mille années standard donnait le
vertige à Clyne. Sur Diasphine, l’érection du
plus vieux bâtiment — l’hôtel de ville de la
capitale planétaire, autrefois résidence officielle du
gouverneur local — remontait à moins de huit siècles,
et il en allait de même sur la plupart des mondes qu’elle
avait eu l’occasion de visiter en compagnie de Yeff au cours
des dix dernières années ; bien qu’il
commençât à être bien implanté à
la lisière des Mondes intérieurs, le Jeu de la Pensée
s’était surtout développé dans les Marches
de Rochass, à la périphérie de la Galaxie
humaine.
— Vous m’avez demandé de vous prévenir
que vous avez un rendez-vous dans quelques instants, dit la voix
nonchalante du réseau domotique.
Remerciant par réflexe le logiciel, la Muse quitta le
balcon à regret. Elle jeta un gilet sur ses épaules,
enfila une paire de cothurnes et sortit dans le couloir au sol
couvert de gazon semé de minuscules fleurs blanches au cœur
jaune.
Il n’y avait pas grand monde à
cette heure matinale dans le hall de l’hôtel, en dehors
d’une poignée d’employés et de la
demi-douzaine de Yolains établis entre les ascenseurs et le
bar, dans un recoin où ils ne risquaient pas de trop gêner
les clients aux goûts plus classiques, qui préféraient
une chambre et un bon lit à un coin de gazon et un sac de
couchage. Clyne repéra également un couple de Lonchains
en période de macération à l’odeur fétide
qui flottait dans leur sillage. Ces deux-là s’étaient
trompés d’au moins une semaine dans leurs calculs ;
d’après Yeff, la Fête des Nautes Perdus ne
commencerait pas avant la fin du Tournoi. Par bonheur, ils étaient
sur le point de sortir, et le système de conditionnement d’air
eut tôt fait d’absorber les derniers remugles de leur
passage.
Certaines différences étaient parfois difficiles à
supporter.
— Clyne Sarden ?
L’homme, trop grand pour être un
Visagéen, avait un visage avenant avec d’immenses yeux
noirs et une bouche sensuelle. Ses cheveux de jais, qui commençaient
à se clairsemer, étaient peignés en arrière,
dégageant ses oreilles décollées. Il portait un
pantalon serré taillé dans une épaisse toile
bleue, un débardeur blanc et une paire de grosses chaussures
pointues. L’oiseau aux vives couleurs posé sur son
épaule gauche observait la Muse avec un intérêt
certain.
— C’est vous qui m’avez contactée ?
L’informateur acquiesça sans cesser de la dévisager.
— Exact. Mon nom n’a pas d’importance ;
il ne vous apprendrait rien.
Une réplique de vidéodrame,
songea Clyne, hésitant entre la curiosité et
l’inquiétude.
— J’ai apporté l’argent, dit-elle
maladroitement. J’espère que vos informations valent
cette somme et que…
— Nous verrons ça plus tard, coupa l’homme. Vous
êtes plutôt gironde et j’ai bien envie de faire un
brin de causette avec vous avant de passer aux affaires sérieuses
— mais pas ici : trop d’oreilles et d’yeux
indiscrets.
Et, sans plus de cérémonie, il
passa un bras autour de la taille de Clyne. Elle voulut se débattre
— elle n’avait pas l’habitude qu’un homme
posât les mains sur elle sans son autorisation —, mais il
l’entraînait déjà vers la sortie du hall en
lui déclarant :
— J’aime bien les femmes dans votre genre… La
trentaine bien sonnée, convenablement rembourrées là
où il faut et pas farouches pour deux clins d’œil
— l’idéal !
— Vous vous trompez : je suis
farouche, répliqua-t-elle en lui envoyant un discret coup de
coude dans les côtes.
Se laisser toucher de la sorte était une perversion, elle le
ressentait dans sa chair comme une brûlure.
Délicieuse brûlure.
Il rit et consolida l’étreinte de son bras, refermant la
main sur la hanche de la Muse. Comprenant peut-être qu’il
était de trop, l’oiseau battit de ses ailes multicolores
et s’envola.
— Essayez de ne pas trop l’afficher en ce moment,
conseilla l’inconnu. Quelqu’un nous regarde. Non, ne
tournez pas la tête… Il ne doit pas se douter que nous
l’avons repéré.
— Qui est-ce ? interrogea-t-elle à voix basse.
Il ne répondit pas. Les lianes
musculeuses qui barraient l’entrée de l’hôtel
s’écartèrent pour les laisser passer. Clyne
devait lutter de toutes ses forces contre son désir de
regarder en arrière ; toutefois, les doigts qui
glissaient vers sa fesse gauche l’y aidaient beaucoup. Elle
prit la main de l’homme et l’obligea à remonter
d’une bonne dizaine de centimètres. Voilà.
C’était plus correct ainsi.
Elle sourit en songeant que, quelques années plus tôt,
le seul contact des doigts d’un homme l’aurait paralysée
d’effroi.
Tu ne toucheras pas ton prochain sans une bonne raison.
L’amour n’en est-il pas une ?
Au pied de l’hôtel s’étendaient
quelques hectares de jardins à la sirénienne, où
foisonnait une flore d’une incroyable diversité. La
veille, peu avant le crépuscule mauve, Clyne y avait fait une
promenade en compagnie de Yeff et du maedre, goûtant la tiédeur
de l’air et les parfums diffusés par les corolles de
millions de fleurs. Ils avaient même réussi à se
perdre dans le dédale de verdure, tournant en rond pendant une
demi-heure autour de la pièce d’eau centrale avant de
trouver une sortie par le plus grand des hasards.
— Vous savez que vous êtes agaçant ?
insista la Muse, remettant à nouveau en place la main de
l’inconnu, qui avait à présent un peu trop
tendance à s’élever vers son sein.
— Je voulais juste vérifier si vous portiez un
soutien-gorge.
— Ce n’est pas de ça que je parle. Pourquoi
n’avez-vous pas répondu quand je vous ai demandé
qui nous observait ?
L’homme la libéra enfin et,
reculant d’un pas, la contempla d’un regard pour lequel
le seul qualificatif qui semblait convenir était déshabillant.
— Les hermaphros ont une excellente ouïe. Je ne tenais
pas à ce qu’il m’entende.
— Parce qu’il n’aurait pas pu entendre que vous
me disiez de ne pas tourner la tête ?
— Ce sont des humains comme vous et moi, même si
certains de leurs sens sont un peu plus aiguisés ; ils
perçoivent mieux ce qu’ils s’attendent à
percevoir.
— Comment cela ?
— Le mot hermaphrodite,
par exemple. Il attire leur attention à plusieurs dizaines de
mètres de distance. (Il lui tendit la main.) Venez. Je promets
de ne plus vous tripoter sans votre consentement. C’était
juste pour plaisanter. Ici, sur Visage, ce genre de choses ne prête
pas à conséquence. D’ailleurs, ça ne m’a
même pas excité de vous peloter les seins… De
quoi ont-il l’air, au fait, quand vous enlevez votre machin en
dentelles ?
— Vous êtes complètement obsédé,
rétorqua Clyne en repoussant une nouvelle fois les doigts de
l’homme. Je commence à me demander si vous avez vraiment
quelque chose à me vendre — ou si vous voulez juste
coucher avec moi !
Il pouffa, l’œil malicieux.
— Les deux, peut-être… Venez, maintenant. Plus
tôt vous aurez le renseignement, plus cela vous laissera de
temps pour aviser.
Main dans la main comme deux adolescents
amoureux, ils s’enfoncèrent dans le dédale.
L’inconnu semblait parfaitement connaître celui-ci ;
pas une seule fois il n’hésita face à un
embranchement. Puis, soudain, au détour d’une allée,
apparut le kiosque à musique.
Clyne ne savait pas grand-chose de la Terre et
de son passé — les enfants de la Seconde Expansion
n’éprouvaient pas le même attachement pour la
vieille planète que ceux de la Première —, mais
elle en connaissait néanmoins quelques images, glanées
au hasard dans les livres d’histoire, les films ou les bases de
données. Parmi elles, c’était celle du kiosque à
musique — « Belle Époque », disait
la légende — qui l’avait le plus marquée,
avec sa forme octogonale, sa dentelle de métal forgé,
son toit pointu et la grille peinte en vert qui l’entourait.
L’adolescente qu’elle était alors avait eu du mal
à croire qu’une telle construction pût avoir un
jour existé — elle était si ridicule !
Et voilà qu’elle tombait sur sa
copie conforme — à cette différence près
que ce n’était pas un orchestre en veste à
rayures et panama qui y jouait, mais un gnome à la peau
verdâtre tapi derrière une machine hérissée
de tuyaux et de haut-parleurs. Une machine qui n’émettait
pas le moindre bruit, nota Clyne.
— Asseyons-nous, proposa son compagnon en désignant un
banc de bois. Ici, nous serons tranquilles. Personne ne risque de
venir nous déranger.
Clyne désigna le nain.
— Et lui ?
— C’est un automate, rien de plus.
Le terme choqua la Muse. Automate. Cela
fleurait bon l’Ancienne Ère et ses mécanismes
absurdement compliqués. Des siècles avant l’Expansion,
des créatures de bois et de métal mues par des
engrenages, ou parfois par des manipulateurs cachés, avaient
porté ce nom — enfin, son équivalent dans les
langues de l’époque.
— Un automate silencieux ?
— La partie sonore du synthorgue
est tombée en panne il y a bien longtemps, et plus personne ne
saurait réparer une telle antiquité. Dommage. Certains
morceaux étaient vraiment surprenants. (Il engloba d’un
geste large la petite clairière entourée de
buissons aux feuilles rousses.) Cet endroit était autrefois le
cœur véritable du labyrinthe de verdure. Les jeunes
radicaux libres s’y réunissaient spontanément
pour parler de changer de monde, les poètes insensés
venaient y déclamer leurs dernières œuvres, les
mystiques de la danse y organisaient des soirées d’adoration
chorégraphique… C’était un lieu de
rencontres et de découvertes, de culture et de fête.
Tout cela appartient désormais au passé.
Il paraissait soudain si triste et désemparé
que Clyne se força à poser une main sur son genou.
Toujours son empathie. Elle était trop sensible. Mais le jour
sous lequel l’inconnu venait de se révéler lui
donnait presque envie de lui pardonner le sans-gêne avec lequel
il l’avait palpée quelques instants plus tôt.
— Vous avez connu cette époque ?
— Je sors tout juste de trente
années de cryo pour escroquerie. J’avais monté
une affaire de paris clandestins sur des courses de bouggons un
tantinet truquées. J’ai toujours été bien
renseigné ; j’ai un don pour ça. Le
problème, c’est qu’on m’a rendu responsable
de la magouille de départ. Et hop ! Six lustres congelé
en orbite et retour à la case départ. On m’a
réveillé le mois dernier, ce qui explique pourquoi j’ai
besoin d’argent… À ce propos, pourriez-vous me
faire voir la couleur du vôtre ?
— Faites-moi voir d’abord celle de vos informations.
— Mon information.
— Votre information.
L’homme se leva brusquement et fit
quelques pas, tournant le dos à Clyne ; elle perçut
la fragilité qui était en lui. Il avait les épaules
voûtées de ceux qui encaissent mal les épreuves
et l’attitude générale de ces paumés qui
déambulent dans les rues de toutes les grandes villes, à
la recherche d’un espoir, d’une lueur d’espoir.
L’individu gouailleur et libidineux qui avait laissé ses
mains se promener sur le corps de la Muse n’existait pas ;
il n’était qu’une façade, derrière
laquelle se terrait peut-être un gosse apeuré.
Ou alors, ce type jouait merveilleusement la comédie, à
tel point qu’il parvenait à tromper jusqu’à
la faculté d’empathie de la trop sensible Clyne.
— D’accord, dit-il en se
retournant. Je veux bien vous faire confiance. J’espère
seulement que vous saurez vous montrer à la hauteur de la
réputation de haute moralité qu’on vous attribue
dans les médias… (Il marqua une pause, dévisageant
Clyne avec une expression où se mêlaient
ruse et résignation.) Ce que j’ai à vous dire
tient en une phrase : les organisateurs du tournoi ont accepté
d’inscrire un Penseur réputé pour user de la Voie
tranchante — et il est très fort, paraît-il.
« Puis-je avoir mon argent, maintenant ?
Telle une automate, la Muse tira de son sac un
rouleau de clins d’œil et le tendit à son
informateur. Celui-ci s’en saisit, le soupesa et le glissa dans
sa poche sans même prendre la peine de l’ouvrir pour en
vérifier le contenu. Dans son dos, le gnome verdâtre
s’agitait frénétiquement, écrasant sous
ses doigts synthétiques les touches du clavier disposé
devant lui. Il apparut soudain à Clyne que le mécanisme
tout entier était une image de sa propre existence : une
énorme dépense d’énergie qui ne débouchait
sur aucun résultat concret. À quoi bon avoir convaincu
Yeff de se lancer dans la compétition, à quoi bon
l’avoir entraîné, encouragé, soutenu durant
dix longues années, s’il fallait que sa carrière
s’interrompît abruptement face à un adepte de la
Voie tranchante ? La machine allait tomber en panne et Clyne
n’avait aucun moyen de l’en empêcher. À
moins que Yeff ne renonçât à ce tournoi —
ou qu’elle ne réussît à faire disqualifier
l’Incisif.
L’inconnu était revenu s’asseoir
à ses côtés, réalisa-t-elle en sentant un
bras entourer ses épaules. Il savait qu’elle venait de
recevoir un choc et cherchait à… À quoi, au
juste ? À la consoler ? À la rassurer ?
Ou bien tout simplement à l’entraîner dans les
buissons pour une partie de jambes en l’air ?
— De qui s’agit-il ? demanda-t-elle. De
l’hermaphrodont vous m’avez parlé tout à
l’heure ?
L’homme l’embrassa dans le cou
avec une tendresse à laquelle elle ne s’attendait pas.
Les affaires étant réglées, il considérait
sans doute que le moment du plaisir était venu. Cela n’avait
rien de désagréable, bien au contraire — mais
pour l’instant, Clyne n’avait pas la tête à
la bagatelle.
— Il s’appelle Raïk
Wamkadh et j’ignore tout de son origine, chuchota l’homme
en la serrant un peu plus contre lui. Quant à l’hermaphrodite,
c’est un Penseur sxiffran du nom de Cantate Domino Omnes
Jentes ; il doit lui aussi participer au tournoi. Je ne pense pas qu’il y ait le moindre lien entre eux, mais allez
savoir !
« Écoutez, poursuivit-il
d’une voix suave, je ne sais pas quels sont les codes et
coutumes d’appariement sur votre monde natal, mais ici, sur
Visage, les gens ont l’habitude de se montrer directs. Je vous
demande donc de me pardonner par avance si je vous choque, mais j’ai
très envie que nous fassions l’amour et je connais à
quelques pas d’ici un coin de pelouse tout à fait
confortable — et d’une discrétion exemplaire. Si
cela vous dit de le partager un moment avec moi…
— Vous croyez franchement que j’ai le cœur à
ça alors que vous venez de m’annoncer que Yeff va devoir
affronter un Incisif ?
L’inconnu écarta son visage des boucles folles qui
retombaient sur la nuque de la Muse.
— Qui demande à votre cœur de participer à
la chose ? s’étonna-t-il.
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