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Elément biographique :

Entrevue avec un auteur psychédélique

Roland C. Wagner, garage punk et vert fluo.
 
 
Propos recueillis le 12 juin 1999 par Sara Doke

 

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          ... Suite de la page 2 :
 
          Pourtant, l’avenir de l’humanité que tu dépeins dans tes bouquins est très optimiste...
 
          Au départ, l’Histoire du Futur proche n’était pas optimiste du tout. Et elle portait bien son titre : elle s’arrêtait dans les années 2060 avec la mort de 99,99% de l’Humanité, emportée par un virus proche de celui du zona qui rendait fou et tuait en trois jours... Et puis, à un moment, j’ai changé d’avis, je ne sais pas quand... (rire) et à partir de ce moment là, les choses se sont enchaînées le plus logiquement du monde. Je travaillais à l’époque en tâche de fond sur Le Chant du Cosmos, qui décrivait un univers totalement pacifié, issu de celui de Cette crédille qui nous ronge. Relier le tout aux Mystères m’a paru couler de source, comme si c’était prévu depuis le début. Et comme je voulais faire des trucs optimistes avec les Mystères, cet aspect a contaminé tout le reste, vu que c’est la même Histoire du futur... Note bien, c’est amusant d’imaginer une immense saga de space opera où on frite pas les aliens, où on ne massacre pas les gens, où on respecte l’écologie des planètes que l’on visite et colonise. De raconter des histoires de pionniers qui n’ont rien à voir avec celles qui ont pu se dérouler sur Terre dans la réalité ; après tout, l’Humanité a peut-être des chances d’évoluer et de devenir un peu moins con, non ?
 
          On a l’impression qu’il y a une espèce d’optimisme à la française, pour l’instant, par rapport a des textes des années 80 qui étaient très pessimistes, très très noirs...
 
          Je ne suis pas certain que l’optimisme soit pas la chose qui ressort le plus. Le happy end n’est pas le seul truc. Je ne garde pas de souvenir de Bordage comme d’un auteur franchement optimiste... La moitié des personnages se fait dézinguer au cour du bouquin ; c’est un optimiste relatif, c’est optimiste pour ceux qui survivent. Ayerdhal, quant à lui, a fait un bouquin très pessimiste avec Parleur. Il y a peut-être une tendance à l’optimisme qui est induite par l’étrange béatitude régnant ces temps-ci dans le milieu mais c’est une simple tendance, pas une direction à proprement parler. Prends les bouquins de Ligny ; il continue a être bien noir et il n’est pas le seul, si l’on considère l’ensemble du corpus... Mais c’est vrai qu’il y a quand même une tendance, peut-être pas à en écrire, parce qu’il s’en est toujours écrit, mais à publier des livres drôles. Il y a eu Thiberge, Bouchard, et il devrait y en avoir d’autre, espérons-le...
 
          Mais avec ton humour dévastateur, pourquoi as-tu détruit les Etats-Unis?
 
          Pour m’en débarrasser, parce que ça m’intéressait d’étudier un monde débarrassé des USA. C’est symbolique, aussi, c’est une manière de dire que, finalement, il n’y a plus grand chose qui nous vient de là-bas — plus grand chose de nouveau. La morale c’est qu’on s’en passe très bien dans ce monde-là. De nos jours, la domination des States est arrivée à un palier. Il y a deux schémas qui se dessinent, un optimiste et un pessimiste. Le pessimiste est évidemment que l’industrie du loisir et de la culture américaine gagne ; dans ce cas, soit on travaillera pour elle et pour des transnationales qui y seront liées, soit on sera dans nos petits trucs à faire nos petits machins et on n’aura pas d’audience. Mais je n’y crois pas ; une hégémonie culturelle est tout simplement impensable, surtout de nos jours. La deuxième hypothèse, c’est qu’il va se passer quelque chose en Europe à un moment ou à un autre, peut-être bientôt, peut-être dans un avenir plus lointain, qui sera nouveau et qui réussira — un jour, dans très longtemps, peut-être — à franchir l’Atlantique dans l’autre sens. Bon, le but n’est pas de coloniser culturellement les Etats-Unis, ça serait déjà bien d’arriver à rayonner sur une sphère culturelle qui comprendrait l’Europe, y compris les pays de l’Est, avec la Russie, bien sûr, et aussi certains pays du Moyen Orient — je pense à Israël, notamment, mais la Turquie pourrait être un bon candidat, tout dépend comment ça va évoluer — et, logiquement — mais là aussi, il faudrait que la situation politique devienne claire —, les pays du Maghreb qui font partie du monde méditerranéen et devraient donc appartenir de cet espèce de sphère culturelle tout en faisant également partie de la sphère d’influence musulmane... Ce n’est pas incompatible du tout ; je me souviens que, la dernière fois que je suis allé en Algérie, dans les annnées 70, il y avait quelques Anticipation ; donc, il y avait des gens qui les achetaient, il y avait des gens qui les lisaient...
 
          La musique aussi est très importante chez toi... Alors, deux questions, quelle est son importance pour toi et aussi, avec quelle musique est-ce que tu mettrais tes romans en scène?
 
          Ben, la musique est indiquée : je fais un peu comme Jean-Marc (Ligny). Je ne signale pas comme lui qu’un bouquin est à lire en écoutant tel ou tel truc, mais l’information est quand même glissée dedans, d’une manière ou d’une autre, puisque c’est la musique avec laquelle j’écris. J’en suis arrivé à bien connaître le rock psychédélique et ses différents courants, ses différents groupes... Allez, je ne connais pas encore tout, je ne connaîtrai jamais tout, mais enfin, j’ai une discothèque bien fournie, et je me suis bien documenté : pour moi, la connaissance intellectuelle n’est pas dissociable de la musique elle-même alors, si j’aime un morceau, je vais essayer de savoir son titre, de qui il est, qui étaient ses auteurs, etc. Donc, connaissant bien le domaine, et surtout ma discothèque, je vais choisir la musique en fonction de ce que j’ai à écrire. Et donc, il y a une correspondance entre le spectre de mes émotions, le spectre des émotions de la musique que j’écoute et mes bouquins. Si l’on voit du Quicksilver Messenger Service partout dans les trois volumes des Futurs Mystères, c’est parce que c’était un moment où je devais écouter Happy trails tous les jours — c’est un groupe que j’ai découvert assez tard, quand même, et j’ai encore mes périodes où je l’écoutes souvent... C’est une manière de conseiller le disque, même s’il y a des gens qui disent que je fais de la SF “new age” ou “baba cool”. Personnellement, ça me fait rire...
          Ce que j’aime dans les années 60, dans l’époque du psychédélisme, c’est cette espèce d’immense naïveté qu’il y avait... On ne peut pas être utopiste, tendre vers l’utopie sans un peu de naïveté. Bon, là, il y en avait trop, quand même — mais c’est justement ça qui nous fait sourire aujourd’hui... Et il y avait ça, et aussi cet esprit, “make love, not war”. On en ricane aujourd’hui, mais cela dit, ne pas faire la guerre, ça paraît quand même une bonne idée... Et, ça c’est inscrit en moi de manière indélébile. Je suis né en 60 : les années 60, je les ai vues comme un gamin, mais j’en ai retenu que la guerre, ce n’est pas bien — point. Par définition. C’est aussi pendant ces années-là que s’est produit le basculement entre l’ancienne et la nouvelle société — non, je ne parle pas de conneries d’Ere du Verseau. Aux USA, dans les sixties, on parle de plastic people pour les gens qui se sont bien intégrés et qui participent la rat race, et il y a de plus en plus de jeunes gens qui ont cessé de s’identifier au modèle pour tout un tas de raisons... Dans Musique de l’énergie, quand les personnages sont dans les années 50 et que c’est toujours samedi — c’est de ça que les jeunes ne veulent plus ! Ça a commencé avec La Fureur de Vivre. Le film est parfait pour ça : il montre bien la petite banlieue paisible — et puis, hop ! tu as ce type qui arrive, et qui lui n’est pas intégré... Bon, il est question de délinquance juvénile et non de contre-culture, mais c’est justement cette — euh — culture des banlieues américaines qui a conduit à la contre-culture.
          Il s’est passé énormément des choses en un laps de temps très court. La période psychédélique couvre moins d’une dizaine d’années, de 1965 à 1973, ou à peu près, mais pendant ce temps-là, tout est parti dans tous les sens, tout s’est mélangé, les gens ont essayé d’expérimenter de nouvelles choses, de nouveaux modes de vie, de nouvelles combinaisons musicales... Aujourd’hui, on parle de world music comme d’une nouveauté, mais ce sont les musiciens de cette époque — et même des années 50 — qui l’ont inventée parce qu’ils ont tout mélangé — ou presque tout... Le psychédélisme, c’est aussi l’intérêt pour les musiques autres que la musique populaire américaine : les Etats Unis s’ouvrent à l’Inde, et pas seulement. Les années 60 resteront une période très très importante parce que l’histoire de la musique va de pair avec l’histoire politique.
          En France, les événements ont été plus tardifs ; on était moins branché qu’en Allemagne. On n’a pas eu de hippies, seulement des babas cools, mais il s’est quand même passé des choses ici aussi. En France, avec mai 68, on a eu la Révolution avant le phénomène Peace and Love ; aux Etats-Unis, ils ont eu les hippies mais ils n’ont pas eu la révolution, même si les émeutes de Chicago... Même si le schéma n’est pas le même ici et là-bas, il s’est passé tellement de trucs que tout ça ne pouvait que déborder ; l’information s’est mise à circuler dans tous les sens — vraie ou fausse, véhiculée ou non par les “grands” médias. Les gens se sont mis à s’intéresser à tout un tas de trucs inhabituels ; il y a eu une renaissance mystique, qui pose d’ailleurs un problème parce que c’est de là que date le subit afflux des sectes parce que bon, des gens ont compris qu’on pouvait se servir du besoin de spiritualité et jouer dessus, les anciennes religions ne correspondant plus aux besoins des gens. Et puis, il ne faudrait pas oublier que le mouvement hippie, même si ça a été en partie façonné par les médias, avait quand même pour slogan Dieu et la Drogue. Il était fortement question de retrouver Dieu, au départ, et tous ces gens là qui étaient en mal de spiritualité, les sectes sont arrivées pour leur dire : “venez mes petits, venez, venez...” Ça pouvait même mener à des trucs comme la bande à Manson... Brrr ! Mais en même temps, le fait que tant de gens aient ressenti ce besoin à ce moment-là, c’est pour moi l’indice d’un dysfonctionnement dans la société post-industrielle. Koestler, dans Le Yogi et le Commissaire, dit que ni le yogi ni le commissaire politique n’ont compris la vie parce que le yogi est hors du monde — bon, là Koestler se trompe un peu, parce que ce n’est pas tout à fait vrai — et que le commissaire politique lui veut rester limité au monde matériel et surtout ne pas ouvrir son esprit, ni essayer d’en prendre en compte les besoins. Le problème c’est qu’il semblerait qu’il y ait un truc absolument incontournable dans l’être humain — un besoin de croire en quelque chose dont on ne peut pas obtenir la preuve. J’ai même tendance à trouver que certaines personnes archi-matérialistes ont tendance à croire en la science d’un manière maladive, à se rattacher à ça parce qu’ils ont besoin de croire en quelque chose et la science tient ce rôle pour eux. Attention : je ne place tout de même pas la science sur le même plan que la religion, je parle de leur réception par l’être humain. La science fournit à l’évidence un système de description du monde beaucoup plus exact que la plupart des religions, mais le système de description symbolique des religions peut beaucoup nous apprendre sur le fonctionnement de notre esprit et sur nous-mêmes. C’est pourquoi il faut bien dissocier les deux pour ne pas tomber soit dans le scientisme crétin soit dans le mysticisme débile. Je suis plutôt partisan du juste milieu, et c’est pourquoi je pense que la multiplication des sectes est l’indice d’un dysfonctionnement de la société.
          Pour en revenir à la musique, elle épouse tout cela, elle en fait ressortir les émotions, elle reflète, caresse, mime l’époque... La techno me paraît très intéressante parce qu’elle exprime bien le monde d’aujourd’hui... Bon, l’évolution de la musique après l’ère psychédélique reste intéressante, mais elle est moins frappante, plus lente et, à mon sens, moins chargée de signification socio-politique. Quoique... Ce n’est pas innocemment que le punk est arrivé en 1977, à un moment où l’on pouvait avoir l’impression que tous les phénomènes qui avaient été initiés pendant cette époque de créativité forcenée étaient à bout de course — ce qui n’était pas vrai puisqu’on a justement vu depuis que certaines des branches pouvaient continuer à pousser : certains aspects de la techno sont des descendants directs de Can, qui était quand même un groupe psychédélique, enfin au moins les cinq ou six premiers albums... C’est de là que le monde moderne est parti, c’est la décennie où l’on a marché sur la Lune, la décennie la plus chargée en symboles encore puissants à l’époque actuelle... J’ai toujours été fasciné par les années 60, peut-être parce que j’étais gamin à l’époque et qu’il se passait plein de choses que je ne comprenais pas... Mais je crois qu’il s’est réellement passé plus de choses ! Sur les plans que j’évoque, sur d’autres plans — c’est le creuset du monde moderne, c’est le point culminant des trente glorieuses, c’est une espèce d’apogée à plein de points de vue. Après, il y a eu la crise de l’énergie...
          C’est vrai qu’à ce moment-là, on pouvait croire arriver à un monde sans guerres. Un esprit est né à l’époque, et on a ensuite essayé de nous faire croire — quand je dis “on”, je ne fais pas allusion à des gens précis — que tout ça était devenu démodé, ringard, inutile... Le punk a été la pointe de cette tendance nihiliste. Mais pendant ce temps, cet esprit a continué à exister dans l’ombre. Et c’est une bonne source d’inspiration, aussi bien pour la SF que pour essayer de mieux comprendre le monde moderne... En faisant n’importe quoi, il y a des gens qui ont trouvé des trucs, qui sont partis sur des pistes, qui ont acquis des convictions bonnes ou mauvaises. J’ai tendance à croire qu’avec le temps, les mauvaises tombent au fond tandis que les bonnes remontent à la surface. C’est une subculture comme toutes les subcultures : pleine de mabouls, d’allumés, d’illuminés, de frappadingues, d’obsédés et de maniaques, mais il y a quelques types qui sont sur des traces intéressantes, et peut-être que ça donnera un jour quelque chose... Ou rien du tout.
 
          Le truc, c’est peut-être de ne pas — trop — se prendre au sérieux.
 
          La psychosphère est une rationalisation de tout un tas de trucs qui ne devraient pas être rationalisables mais je veux m’inscrire dans un cadre en apparence rationnel, c’est une question de principe. C’est vrai que certains aspects du pouvoir de Tem ne sont pas tout à fait rationnels, mais d’un autre côté, je n’ai jamais dit que je crachais sur le fantastique — dans cette série en tout cas. De toute manière, ce que j’explore, c’est la culture, c’est... je ne sais plus qui disait que c’était la dernière zone blanche sur la carte. En fait, c’est ça : je me sers de la SF comme un outil d’investigation de la culture, d’où l’intérêt pour le mysticisme, la religion et tout ces trucs-là, à partir du moment où... ils m’intéressent en tant que phénomènes culturels. Des fois on me demande si je crois en Dieu, mais je ne réponds pas. Parce que je ne peux pas répondre. Parce que ce n’est pas le problème. Je veux dire que tellement de gens ont eu la foi en quelque chose ou quelqu’un de transcendantal pendant si longtemps, même si ce n’est qu’un phénomène culturel, ça veut dire quelque chose sur l’être humain, qu’il y ait ou qu’il n’y ait pas quelque chose ou quelqu’un “au-dessus”. Tu comprends ce que où je veux en venir ? C’est cet aspect là qui m’intéresse, le sens profond de tout ça, essayer de comprendre pourquoi l’homme a besoin de ce type, j’allais dire de stimulation. Je pense que c’est une histoire de confort, que c’est lié à la chimie et à l’électricité du cerveau, ça enclenche des processus. Mais ça ne résoud rien. Face à quelqu’un qui ressent d’une manière intime l’existence d’une transcendance, je ne suis pas sûr qu’expliquer l’origine de celle-ci entraînerait la disparition du sentiment de transcendance... Tous les gens qui ont effectué ce qu’on qualifie généralement d’expérience mystique n’étaient pas des affabulateurs, ils n’avaient pas tous mangé des champignons non plus, ils n’avaient pas tous pris un coup de soleil, mais ils ont vécu une expérience qu’on ne peut pas expliquer, et qui a suscité tout un tas d’explications que je trouve justement très très intéressantes. Et comme je suis un auteur de SF, pas un théologien ou un philosophe, je prends un malin plaisir à jongler avec tout ça.
 
          L’an 2000
 
          Bof... Mes millénaristes sont de vrais millénaristes, et non les membres d’une quelconque secte apocalyptique : ils sont millénaristes car ils vivent — et, avec eux, l’Humanité tout entière — dans le Millénaire de Dieu... Du moins, en considérant les choses sous un angle judéo-chrétien ; du point de vue des hindous, ce serait plutot le Kali-yuga, et ça risque de barder pour les fesses de nos descendants !
          J’ai dit bof pour l’an 2000, mais il ne faudrait pas croire que je me sente blasé. Simplement, pour moi, l’an 2000 n’a jamais appartenu à la SF. Comme je suis né en 1960, il était très facile de calculer que j’aurai 40 ans en 2000 — donc, que j’avais de fortes probabilités d’être encore vivant. Or, de mon point de vue, le futur commence après ma mort. C’est pour ça que les Futurs Mystères de Paris débutent en 2063, parce que je me dis que je ne vivrais certainement pas plus de cent ans. En tout cas, je n’ai jamais été fasciné par l’an 2000. Ça doit venir d’Une Porte sur l’Eté, de Robert Heinlein. Je l’ai lu au début des années 70 comme une uchronie parce qu’il y est fait mention d’une guerre mondiale dans les années 60 ; la vision de l’an 2000 qui y était présentée n’appartenait donc pas à mon futur. Et après, chaque fois que je suis tombé sur des textes qui se passaient en l’an 2000, j’avais toujours cette première impression qui remontait à la surface.
          Je voulais ajouter un truc pour la question à laquelle je n’ai pas répondu... Que tu n’as pas pu poser... La psychologie...
          Quand j’ai construit la Psychosphère, ça s’est fait très très lentement. L’idée de base n’est pas de moi, mais de Laurent Rullier qui est scénariste de BD, de dessin animés. Il avait écrit un scénario de BD inachevé qu’il m’avait filé pour faire un bouquin. Ça a finalement donné Le Serpent d’angoisse bien des années plus tard. Quand j’en ai filé un exemplaire à Rullier après la parution, il a pas eu l’impression que je lui avait pris quoique ce soit — d’ailleurs, il m’avait dit d’en faire ce que je voulais. Il ne restait pas grand-chose de son scénario, hormis l’idée de départ. Il appelait ça l’“univers télépathique” : les mecs allaient dans des rêves, point — il n’avait pas pensé à concevoir un univers structuré.
          Plus tard, en développant, je suis arrivé à une impasse qui était la Grande Terreur ; je ne voyais vraiment pas comment la décrire, ni même donner une idée de ce qui s’était alors passé. Heureusement, tout le reste se mettait en place dans mon inconscient.
          J’ai construit la Psychosphère sur la base des théories de Jung parce que si l’on veut utiliser la psychanalyse pour faire de la SF, on n’a guère le choix qu’entre Reich et Jung. Je me suis dit des années plus tard que j’avais bien fait de choisir Jung quand j’ai vu qu’Evangelisti avait opté pour Reich. C’était à Nancy, je ne sais plus quelle année. J’écoutais sa conférence et ce qu’il disait sur Eymerich, sur la schizophrénie de plus en plus patente de certains hommes qui ont le pouvoir, et tout ça... Et j’en suis arrivé à la conclusion que, chacun à sa manière — parce qu’on a tout de même des manières très différentes —, on est en train de faire, très modestement, une espèce de... psychanalyse de l’humanité. C’est pour ça qu’on se sert de la science-fiction, c’est pour ça que, malgré tous les enrobages qu’on peut employer, aussi bien fantasy que polar SF, c’est fondamentalement de la science-fiction parce que l’Humanité, le destin collectif de l’Humanité, l’Humanité est LE personnage de la science-fiction — et nous, on essaye de psychanalyser ce personnage. Je crois que quelques auteurs américains, peut-être Dick, ont tenté des trucs dans ce genre-là ; la direction me paraît sympathique et je pense que je vais bien y consacrer le temps qu’il me reste à vivre, qu’il y en ait peu ou beaucoup. J’ai vraiment la sensation d’être sur quelque chose de très intéressant.
 
          Et puis, un futur sans guerre, c’est cool, hein ?
 

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© Sara Doke. Tous droits réservés.
Texte reproduit avec l'aimable autorisation de l'autrice.

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