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Critique :

GROS TEMPS

(Heavy weather, 1994)

Bruce Sterling

Traduit de l'américain par Jean Bonnefoy.
Denoël "Présence du Futur" n°574.

      Si William Gibson fut en quelque sorte l'initiateur, ou le détonateur, du mouvement cyberpunk, Bruce Sterling en est généralement considéré comme l'idéologue et le théoricien, comme en témoigne sa préface à l'anthologie-manifeste Mozart en verres miroirs (1). Il y exprime notamment sa conviction que "l'“auteur typiquement cyberpunk” n'existe pas", et que "La tendance cyberpunk forme une extension naturelle d'éléments déjà présents dans la science-fiction". On pourrait ajouter qu'une fois passés les excès liés à l'émergence d'une nouvelle manière d'aborder le genre, le destin de la tendance en question est de se fondre peu à peu dans le courant principal de la SF, enrichissant celui-ci de ses éléments les plus pertinents.
      Gros temps, qui illustre parfaitement ce processus d'intégration générique, s'inscrit dans la lignée des œuvres les plus récentes de Sterling, comme les textes réunis dans Crystal Express (2) — et notamment la nouvelle donnant son titre au recueil — ou le doublement volumineux Les mailles du réseau (2). Dans une Amérique du proche futur où l'effet de serre a complètement détraqué le temps, les ravages effectués par des tornades d'une fréquence et d'une violence accrue ont provoqué l'exode de millions de personnes, transformant le Middle West en un véritable désert. L'épuisement des nappes phréatiques ne fait qu'aggraver cette situation cataclysmique.
      Socialement, les choses ne sont guère plus riantes, et l'on ne sait qui est le plus à craindre, des bandes de pillards, des terroristes "déstructurants" ou des milices constituées pour lutter contre ces derniers. L'état d'urgence, durant lequel le gouvernement semble avoir perdu — ou abandonné — l'essentiel de son pouvoir, a laissé des traces indélébiles. A cet égard, le passage consacré à l'argent privé développe une extrapolation inquiétante, tout à la fois démente et réaliste.
      Sur le plan sanitaire, le monde décrit par Sterling a tout d'un véritable cauchemar. Tous les protagonistes de l'histoire éprouvent une méfiance — justifiée — à l'égard des fluides corporels intimes, et tous les accessoires entrant en contact avec des parties sensibles du corps doivent être soigneusement désinfectés avant emploi. Ainsi, les casques et lunettes virtuelles des salles de jeux deviennent facteurs de transmission de conjonctivites, d'otites — et même de poux ! Le sida et sa mythologie sont passés par là. Pourtant, là où Graham Masterton ou Maurice G. Dantec (3) prennent soin de montrer leurs personnages usant du préservatif — le premier d'une manière purement grotesque, le second avec beaucoup de sensibilité —, Sterling choisit de décrire des rapports sexuels non protégés ; comme Jean-Marc Ligny (4), c'est la découverte par ses protagonistes du sexe… disons "naturel" qui l'intéresse (5).
      L'intrigue, quant à elle, est tout à la fois simple et touffue. La relative linéarité de la quête d'une tornade exceptionnelle — qui motive les membres de la tribu de néo-nomades cyberpunks placée par l'auteur au cœur même du roman — s'oppose en effet à la complexité des relations entre les divers personnages. Et le dénouement, qui intervient bien entendu durant la — brève — apparition de la tornade en question, souffre de cette opposition fondamentale, ainsi que du parti pris par l'auteur de recourir à une trame "enterrée", une sorte de sous-récit pratiquement invisible, qui ne prend son importance que dans le dernier chapitre. Désirant dissimuler au lecteur les machinations qui se trament dans l'ombre, Sterling est partiellement tombé dans le piège d'une allusivité excessive ; du fait de cette rétention d'informations, certaines révélations, arrivant comme des cheveux sur la soupe, donnent à la structure de ce livre une apparence assez artificielle.
      Pourtant, Gros temps n'est pas dénué de qualités, et tant l'intérêt accordé aux personnages que la minutie avec laquelle Sterling a construit son univers en font un roman de science-fiction passionnant, presque un modèle de l'œuvre post-cyberpunk. En effet, loin de phagocyter le récit, la tendance y devient une simple couleur, faite de technologie récupérée et d'astuces scientifiques. L'éloge du bricoleur, qui se trouve au centre de bon nombre de textes écrits par les principaux acteurs du mouvement neuromantique (6), est reléguée ici au second plan par l'aspect purement hard science des choses — comme si Bruce Sterling voulait nous faire comprendre que le cyberpunk a cessé d'exister en tant que tel, pour devenir une simple réserve d'images et d'idées science-fictives.
      Et, que cela ait été ou non l'intention de son auteur, telle est bien l'impression principale qui se dégage de ce thriller météorologique.

Roland C. Wagner



      (1) Denoël “Présence du Futur”. Anthologie rééditée voici quelques mois avec un sommaire modifiée dans le cadre du coffret Les Cybernautes, qui comprend également l'anthologie Demain les puces et les romans Câblé de Walter Jon Williams et Le temps du twist de Joël Houssin.
      (2) Denoël PDF.
      (3) Respectivement dans la série du Manitou (Pocket “Terreur”) et dans Les racines du Mal (Gallimard “SérieNoire”).
      (4) Inner City, J'Ai Lu.
      (5) Etrangement, cette découverte, qui peut être considérée comme un symbole d'un certain retour à la normale, passe chez ces deux auteurs par la fellation. Il n'est pas certain qu'il s'agisse là uniquement — comme par exemple chez Spinrad — de l'expression d'un simple fantasme masculin.
      (6) Pour reprendre le terme astucieux inventé par Norman Spinrad.


(Première Parution : Bifrost n° 4, février 1997.)



© Roland C. Wagner. Tous droits réservés.
Texte reproduit avec l'aimable autorisation de l'auteur.

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