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Article :

ALVIN LE FAISEUR

(analyse des trois premiers tomes)


par Roland C. Wagner



          Indiscutablement, les Chroniques d'Alvin le Faiseur forment un cycle à part dans l'oeuvre abondante d'Orson Scott Card, comme en témoigne le choix du cadre ; cette Amérique uchronique - et onirique - ouvre en effet une voie nouvelle pour la création d'univers, et si de nombreux auteurs, de Poul Anderson à Richard-Bessière en passant par Randall Garrett, ont décrit des mondes - en général parallèles - où la "magie" possède une action effective, celui d'Alvin est certainement tout à la fois l'un des plus fascinants et des plus symboliques.

          Pour cette série, Card a joué à fond de jeu de l'uchronie, on l'on ne peut que l'en féliciter. Les cartes qui ouvrent chaque volume parlent d'elles-mêmes, avec leurs États-Unis réduits à six états, que bordent au nord la Nouvelle-Angleterre et le Canada français et, au sud, les Colonies de la Couronne - d'Angleterre - et l'Appalachie, autre territoire indépendant. Mais c'est au lecteur d'imaginer quels événements historiques ont conduit à une telle situation au début du XIXe siècle, car l'auteur demeure très discret sur ce point, même s'il met en scène, dans le second volume, Napoléon Bonaparte et La Fayette. Quoi qu'il en soit, Card a su créer là un cadre fascinant, riche en possibilités, qui lui permet une très grande liberté quant aux éléments qu'il introduit dans son récit - du clin d'oeil ironique aux idées les plus belles et audacieuses.

          Né septième fils vivant d'un septième fils - de justesse, toutefois, car son frère Vigor meurt quelques secondes après sa naissance -, Alvin est censé détenir les pouvoirs d'un "Faiseur". Cela n'a pas que des avantages : il doit, entre autres, se méfier de l'eau - qui tente d'ailleurs de le prendre avant même sa venue au monde -, ce qui obligera son père et ses frères à construire des ponts sur les cours d'eau qu'ils traversent dans le premier volume, lors de leur voyage vers la Frontière. De plus, il possède un ennemi mortel, le mystérieux Défaiseur, qui ravage la Terre, la nature, au fur et à mesure de la progression de l'homme blanc vers l'Ouest.

          L'apparition d'un mouvement messianique parmi les tribus indiennes va radicalement infléchir l'existence du jeune Alvin. Il vit un temps parmi les Indiens, apprend à courir comme eux, la nuit dans la forêt, les yeux fermés, plus vite que le vent... Mais le Défaiseur et la stupidité de l'homme blanc sont les plus forts et le grand rêve de Lolla-Wossiky, le Prophète rouge qui donne son titre au deuxième volume, finira dans le sang d'un terrible massacre. Alvin part alors comme apprenti forgeron loin de chez ses parents. Ce voyage lui donne l'occasion de rencontrer Peggy, la "torche" qui a vu son avenir lors de sa naissance, et d'apprendre l'existence des atomes, des molécules, etc. - ce qui lui permettra vraisemblablement de mieux maîtriser son pouvoir dans d'éventuels tomes à venir.

          Ce très bref résumé ne peut donner qu'une vague idée du foisonnement de cette - pour le moment - trilogie. Les aventures que vit Alvin s'inscrivent en effet dans un contexte bien plus vaste, au milieu d'autres lignes de narration composant une histoire plus globale. Ainsi, Le septième fils constitue une honnête reconstitution - à peine romancée - de la vie et des croyances et superstitions des pionniers, tandis que Le Prophète rouge traite de la question indienne et que L'apprenti se penche sur l'esclavage. Parallèle ou non, l'Histoire suit grossièrement les mêmes ornières, et l'homme - blanc - reste l'homme - blanc. Fidèle à l'humanisme qui est l'un des principaux traits de son oeuvre 1 , Card n'hésite pas à dénoncer certaines des bases sur lesquelles se sont construits les États-Unis - massacre de l'homme rouge et exploitation de l'homme noir. Mais ce n'est toutefois qu'un arrière-plan et le véritable thème de la série se trouve ailleurs, dans la nature exacte du Faiseur et de son adversaire - le Défaiseur.

          Comme il n'est pas question de procéder ici à une analyse détaillée, je me contenterai de soulever quelques idées et d'émettre quelques hypothèses quant à la véritable signification, à l'entre-les-mots des Chroniques d'Alvin le Faiseur. Celles-ci demeurant pour l'instant inachevées - on ne peut, en effet, considérer les dernières pages de L'apprenti comme la fin d'une oeuvre aussi complexe -, il est en effet difficile et délicat d'essayer de déterminer où leur auteur a voulu en venir et pourquoi il a conçu ce cycle tel qu'il est. Pour simplifier, disons que je choisirai de suivre la "piste mormone", en relation avec la secte para-chrétienne à laquelle appartient Orson Scott Card et dont le fondateur, Joseph Smith, présente certaines ressemblances avec Alvin.

          Smith n'est âgé que de quatorze ans lorsqu'en 1820, il reçoit la visite d'un envoyé divin qui lui révèle l'emplacement de tablettes d'or contenant la transcription d'un livre sacré, le Livre de Mormon. Une fois "découvert", celui-ci devient, avec la Bible - bien entendu -, l'une des deux bases et sources d'inspiration de la secte. Les membres de celle-ci, tout d'abord installés dans la région de New York, ne tardent pas à se diriger vers l'Ouest, fuyant les persécutions qui semblent inévitablement les frapper - que ce soit parce qu'on les prend pour des abolitionnistes ou parce qu'ils pratiquent la polygamie. Smith lui-même trouve la mort en 1844 dans l'attaque par la foule de la prison où il se trouve enfermé avec les autres chefs de la secte.

          Les Mormons décident alors de fuir en Utah, où ils fondent Salt Lake City. Mais la civilisation les rattrape et des heurts et des accrochages se produisent, tant avec les troupes fédérales qu'avec les convois de pionniers ; une centaine de personnes se rendant en Californie seront même massacrées par un groupe de Mormons - un crime qui pèse, aujourd'hui encore, sur la mentalité collective de la secte. Puis, peu à peu, les relations se normalisent et l'Utah devient un état à part entière en 1896.

          Joseph Smith et Alvin naissent approximativement à la même époque, et tous deux connaissent un genre de révélation au cours de leurs jeunes années. Mais tandis que Smith opère dans un contexte judéo-chrétien - le Livre de Mormon est censé être l'oeuvre d'une tribu issue du peuple hébreu -, Alvin évolue plutôt dans le cadre d'un mysticisme primitif, où se mêlent les superstitions des pionniers et les croyances des Indiens. De plus, ce dernier possède d'authentiques pouvoirs - d'ailleurs plus ou moins rationalisés dans L'apprenti -, ce qui ne paraît pas être le cas du fondateur de l'Eglise mormone. Enfin, dans Le Prophète rouge, c'est Lolla-Wossiky/Tenskwa-Tawa qui endosse le rôle-titre, Alvin se contentant d'être un observateur émerveillé ; la scène de la tornade de cristal est en ce sens hautement symbolique - le guide spirituel est l'Indien, et non l'enfant.

          Il y a bien projection de l'histoire de Joseph Smith, mais projection éclatée.

          Quant aux tragiques événements qui se déroulent à Prophetville, avec le massacre de milliers de fidèles de Tenskwa-Tawa, ils renvoient tout à la fois aux persécutions dont furent victimes les Mormons à Nauvoo, dans l'Illinois - où ils avaient construit, sur des marécages, une ville qu'ils furent forcés d'abandonner - et à l'extermination, évoquée ci-dessus, de tout un convoi de pionniers par ces mêmes Mormons.

          Cela dit, le parallèle avec l'église mormone n'est qu'une piste parmi d'autres. Toute oeuvre un tant soit peu complexe possède un aspect pluriel, ne peut être réduite à une interprétation unique. Dans le cas des Chroniques d'Alvin le Faiseur, le démarquage de la vie de Joseph Smith et de la secte qu'il a fondée viennent s'imbriquer dans un schéma plus vaste, qui plonge ses racines bien au-delà du vernis judéo-chrétien des Saints des Derniers Jours. Car ce que découvre Alvin dans le second volume, c'est que la terre est vivante, et que l'avancée de l'homme blanc la tue à petit feu, accroissant par là même la puissance du Défaiseur. Les Indiens vivent en harmonie avec la nature, que les colons venus d'Europe exploitent et détruisent sans vergogne.

          Cette thématique délicieusement primitiviste rend tout à fait crédible l'interprétation selon laquelle le Défaiseur serait une allégorie de la Révolution industrielle et du progrès technologique, Alvin devenant dès lors le dernier rempart contre le monde moderne qui, inexorablement, repousse la Frontière vers l'Ouest. Deux Weltanschauung s'affrontent et si, dans notre univers, la victoire est allée à l'homme blanc, peut-être n'en sera-t-il pas de même dans l'uchronie décrite par Card... En effet, la découverte par Alvin de la théorie atomique, dans L'apprenti, laisse présager qu'en comprenant mieux comment - et sur quoi - il agit lorsqu'il emploie ses pouvoirs, il réussira à renforcer ceux-ci et, sinon à vaincre le Défaiseur, du moins à l'empêcher de continuer sa progression vers l'Ouest.

          L'introduction de cet aspect scientifique et science-fictif dans un univers de superstition et de magie ouvre encore de nouvelles portes, de nouvelles pistes pour l'interprétation globale du cycle, mais celles-ci ne sont qu'à peine esquissées et laissent de nombreuses questions en suspens. Orson Scott Card a-t-il l'intention de bâtir un genre de théorie mystico-scientifique ou demeurera-t-il au niveau de l'allégorie et du symbole ? Le destin d'Alvin rejoindra-t-il ou non celui de Joseph Smith 2 ? Où Card veut-il exactement en venir lorsqu'il tisse ensemble des fils aussi différents que ceux évoqués ci-dessus ? Et pourquoi a-t-il interrompu sa série en 1989, après trois volumes, alors que le dernier d'entre eux appelait irrésistiblement une suite ? Son histoire, devenue trop complexe, était-elle en train de le dépasser ? Éprouvait le besoin de faire une pause ? Ou bien a-t-il renoncé définitivement ? Et, dans ce cas, pourquoi relancer et donner une dimension supplémentaire à l'énigme intellectuelle sur la fin du troisième volume, alors que rien dans ce qui précédait n'appelait une telle manoeuvre ?

          Quelle que soit la réponse à ces interrogations, il me paraît en tout cas certain qu'Orson Scott Card a rarement été aussi sincère - et inspiré - qu'avec les Chroniques d'Alvin le Faiseur. Réunissant, comme on l'a vu, des éléments disparates qu'il réorganise habilement, il a su créer un monde qui semble à la fois familier et d'une profonde étrangeté, un monde d'une grande beauté où ceux qui savent entrer en résonance avec la terre, avec la forêt, courent dans leur sommeil sur des lieues et des lieues, leurs pieds touchant à peine le sol.

          Peut-être fallait-il cela, peut-être fallait-il que Card, mormon, réécrive l'Histoire américaine pour évoquer d'une façon détournée le crime jadis perpétré par les siens dans le désert de l'Utah. Car, comme le dit Tenskwa-Tawa, à la page 330 du Prophète rouge, quand il s'adresse aux auteurs du massacre de Prophetville : "Si un étranger vient à passer et que vous ne lui dites pas toute l'histoire avant d'aller vous coucher, alors le sang reviendra sur vos mains et il restera jusqu'à ce que vous ayez parlé. Ce sera ainsi pour le restant de votre vie : tout homme et toute femme que vous rencontrerez devra entendre la vérité de vos lèvres, ou vos mains seront à nouveau souillées. Et si jamais, pour une raison ou pour une autre, vous tuez encore un être humain, alors vos mains et votre visage seront couverts de sang pour toujours, même dans la tombe."

 
 
Roland C. Wagner           
 
  Première parution :
La nef hallucinée,
anthologie de Gilles Dumay,
Destination Crépuscule, 1994.




Notes :

1. Mais qui est, curieusement, absent de La stratégie Ender, son livre le plus ambigu sur le plan idéologique.

2. A priori, non, puisque Le Prophète rouge épuise deux des principaux "emprunts" à l'histoire des Mormons : l'arrivée d'un guide spirituel et le traumatisme d'un massacre injuste. Mais c'est en or qu'Alvin transforme un soc de charue dans L'apprenti - cet or dont sont constituées les tablettes du Livre de Mormon découvertes en 1827 dans l'État de New York.


© Roland C. Wagner. Tous droits réservés.
Texte reproduit avec l'aimable autorisation de l'auteur.

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